mardi 23 juin 2009

L’épargne privée au secours de la dette publique ?


ATTENTION ! La grande intoxication générale de "l'explosion de la dette publique" est dans les tuyaux. De bonnes lectures, faisant office de "masque à gaz" s'imposent. On attaque "bille en tête", histoire de ne pas ramasser les prémices des premières bouffées toxiques.


lundi 22 juin 2009, par Laurent Cordonnier

Un nouveau né attaché par une jambe à un monstrueux boulet qui semble destiné à écraser son petit crâne chauve : l’hebdomadaire The Economist n’a pas fait dans la nuance pour illustrer sa couverture du 13 juin dernier, titrée : « Dette : la note la plus lourde de l’histoire ». Les données publiées par les économistes du Fonds monétaire international (à qui il est arrivé de se tromper…) suggèrent en effet que, dans les dix pays les plus riches, la dette qui représentait 78 % du PIB en 2007 atteindra 114 % du PIB en 2014. Elle correspondra alors à 50 000 dollars par citoyen. Dimanche 21 juin, le ministre français du budget a prévenu de son côté que le déficit public de son pays atteindrait « entre 7 % et 7,5 % du PIB » en 2009 et que « nous serons probablement au même niveau en 2010. »

Des avertissements de cette ampleur ont évidemment pour objectif premier d’informer. Mais plus sûrement encore de commencer à faire retentir une petite alarme pour préparer les esprits à de prochaines réductions des dépenses publiques. (1) D’autres réponses existent, bien entendu, au nombre desquelles un relèvement des impôts, et en particulier l’impôt sur le revenu, de plus en plus léger, qu’acquittent les revenus les plus élevés.

Au lieu d’envisager cette solution, les mêmes sirènes poussent déjà le volume, sur le ton du « on vous l’avait bien dit ! », pour nous annoncer d’où viendra la punition pour ces plans de relance fastueux : les taux d’intérêts vont grimper, d’abord sur les dettes publiques, puis sur les dettes des entreprises, par l’effet de la concurrence que les emprunts publics feront aux besoins d’emprunt du secteur privé. Le Financial Times a la gentillesse de nous prévenir : « Les investisseurs craignent de plus en plus que l’augmentation des taux d’intérêts sur les bonds du Trésor [à dix ans], causée par les montants considérables d’émissions prévus cette année, viennent entraver une reprise économique hésitante, en poussant à la hausse les coûts des crédits et des prêts aux entreprises. » (2) C’est la vielle thèse de l’éviction de l’investissement privé par les dépenses publiques (financées par l’emprunt), lesquelles, en siphonnant l’épargne privée, feraient monter le coût des prêts et déprimeraient l’investissement privé (bon par nature).

Le moment est peut-être bien choisi pour dispenser un petit cours d’économie financière consistant à rappeler (soyons optimiste) que le niveau des taux d’intérêt sur les dettes à long terme, publiques comme privées, ont vraiment peu de choses à voir avec le flux d’épargne que les agents économiques parviennent à dégager sur une période donnée. Le marché des prêts n’est pas un marché de « flux », où l’offre d’épargne dégagée sur les revenus du deuxième trimestre 2009 rencontrerait la demande d’emprunt (pour investir) du même trimestre… avec le taux d’intérêt au milieu, lequel s’ajusterait, tel le fléau de la balance, jusqu’à ce que ces deux quantités (des flux en réalité) soient égales. Si l’on saisit cela, on n’a plus trop de mal à s’expliquer – comme cela s’est produit ces derniers mois – que le redressement des taux d’épargne des ménages, d’un côté, et le creusement des déficits publics, de l’autre, puissent aussi bien aller de pair avec une baisse des taux d’intérêts sur la dette publique qu’avec une hausse (3).

Pour y comprendre quelque chose, il faut distinguer l’épargne « courante », d’une part, et l’ensemble du stock de « patrimoine financier » accumulé par les agents économiques depuis qu’ils épargnent, d’autre part (ce patrimoine accumulé est malheureusement aussi appelé épargne : il est constitué de tous les avoirs liquides de ces agents, ainsi que de leurs actions, obligations, créances diverses, bref, de tout ce qui fait leur fortune financière).

L’épargne courante est par définition la partie de notre revenu (que l’on soit un ménage, une entreprise, un pays...) que l’on ne dépense pas en consommation, sur un période donnée. En tant que telle, l’épargne courante est bien un poison (pour les keynésiens) puisque c’est tout simplement « un trou » dans la demande globale susceptible d’empêcher l’écoulement de toute la production ayant engendré les revenus (dont une partie est précisément épargnée...). Le circuit ne se boucle pas... Du fait de l’épargne, les entreprises feraient constamment des pertes si cette non dépense n’était pas compensée par une dépense provenant d’une autre source : les dépenses d’investissement. Quand les choses vont à peu près bien, l’investissement compense plus ou moins l’épargne, comblant en partie le « trou » dans la demande globale – rarement, toutefois, au point d’assurer des débouchés suffisants pour garantir le plein-emploi.

Mais lorsque l’épargne courante augmente subitement, comme c’est le cas actuellement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (4), la seule conséquence immédiate est de déprimer la demande. Il n’y a pas de raison, en effet, que ce « trou » dans la demande encourage comme par enchantement l’investissement : ce n’est pas au moment où les entreprises voient les dépenses de consommation baisser qu’elles se disent que c’est le bon moment pour investir, même si l’épargne est abondante ! Pour les keynésiens, la logique de la dépression est exactement là : lorsque l’épargne augmente, cela n’enclenche pas une autocorrection par la reprise des dépenses d’investissement. L’investissement risque même de se mettre à baisser du fait de la baisse des carnets de commande...

Que devient alors cette épargne courante (ce flux d’épargne dégagé sur le revenu courant) ? Disons que ce flux « tombe » dans le stock du patrimoine financier des agents. Il vient rejoindre l’épargne accumulée depuis des lustres par les agents économiques (c’est le petit filet d’eau qui coule dans une baignoire déjà bien remplie). Il rejoint ce stock et il s’y mélange totalement. La question ne se pose pas à son sujet de savoir si les 100 euros que j’ai épargnés sur mon revenu du mois dernier je vais les prêter à l’Etat (qui en a justement besoin en ce moment) ou en faire autre chose. Ces 100 euros tombent dans mon portefeuille financier et viennent grossir ma fortune qui passe par exemple à 100 euros. Et – c’est là qu’il ne faut pas rater la marche – c’est à propos de l’ensemble de cette fortune accumulée que je me demande sous quelle forme je désire la détenir. Chaque jour qui passe, je peux remettre en cause la totalité des choix de placement que j’ai effectué par le passé.

Supposons que j’ai gardé 30 000 euros sous forme d’argent liquide (sur des comptes en banque) et 70 000 sous forme de prêts à l’Etat (je détiens donc des obligations de la dette publique). Maintenant j’ai 30 100 d’argent liquide et 70 000 d’obligations. Mais je peux décider ce soir même que dorénavant je vais répartir autrement ma fortune : je ne veux plus, par exemple, détenir que 10 000 en obligations et 90 100 en argent liquide ! J’irai donc vendre mes obligations en bourse, contre de l’argent (à des épargnants qui vont se faire prier pour faire la route dans l’autre sens)… ce qui fera baisser le cours de ces obligations, et donc monter le taux d’intérêt de la dette publique : puisque le taux d’intérêt est le montant des intérêts annuels payés par l’Etat, définis dans le contrat au départ, divisé par le cours de l’obligation, lequel varie au jour le jour sur le marché d’occasion.

Autrement dit, et pour résumer, je peux très bien constituer 100 euros d’épargne supplémentaire, et dans le même temps devenir très réticent à placer une part importante de ma fortune (sans commune mesure avec ces 100 euros) dans les titres de la dette publique. Mon épargne s’accroît, mais ma préférence pour la liquidité (billets de banque, avoirs en comptes courant, comptes sur livrets) augmente aussi dans le même temps (la mienne ou celle de tous mes concitoyens). Dans ce cas, les deux fléaux de l’épargne se cumulent. L’augmentation de l’épargne courante déprime la demande globale, et l’augmentation de la préférence pour la liquidité (qui s’exprime au niveau du choix de placement de tout le stock d’épargne) fait augmenter les taux d’intérêts à long terme.

Durant les premiers mois de la crise, c’est plutôt l’inverse qui s’est passé. Dans la panique financière, les épargnants ont eu tendance à préférer détenir des titres de la dette publique (jugés comme des placements assez sûrs) pour placer leur fortune, plutôt que des actions ou autre chose. Mais depuis quelques mois, ils s’inquiètent des énormes plans de relance (coordonnés) qui font que tous les Etats demandent des liquidités en même temps aux prêteurs (les épargnants). Même si ce stock de liquidité est énorme, il se peut que les épargnants soient de plus en plus réticents à vouloir l’échanger contre des obligations : ils estiment maintenant que le risque de défaut de paiement des Etats s’accroît (puisque leur dette explose). Il n’est donc pas du tout improbable de voir simultanément augmenter l’épargne courante (dans le cas présent : le taux d’épargne des ménages) et les taux d’intérêts de la dette publique.

Il faut le souligner, cette tension sur les taux d’intérêt – qui pourrait se transformer en un véritable crash obligataire – ne provient donc pas d’un manque de liquidités au départ. Elle provient uniquement des craintes, qu’elles soient fondées ou non (c’est bien le plus grave), de la part des prêteurs, au sujet de la capacité de remboursement des Etats. Mais ces craintes entraînent un désir de rester liquide (ou de fuir vers d’autres formules de placement) qui font monter les taux. Une manière d’y répondre est de fournir aux prêteurs les liquidités qu’ils demandent, au moyen de rachats directs de leurs obligations par la Banque centrale. C’est ce qu’ont prévu de faire la Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre, mais c’est ce qui est interdit à la Banque centrale européenne, en vertu de l’article 123 du traité de Lisbonne (5).

Pour être complet, et pour corser encore un peu cette leçon de macroéconomie, il faudrait ajouter qu’il n’est même pas évident que lorsque les ménages augmentent leur épargne courante de 100 euros, l’épargne totale de la société augmente de 100 euros. Cette épargne des ménages est en effet un manque à gagner pour les entreprises, qui comptaient sur 100 euros de recettes supplémentaires pour boucler leurs comptes... et qui ne les ont pas vus revenir dans leurs ventes. Du côté des entreprises, l’épargne (le profit) baisse donc de 100 euros. L’épargne courante des ménages finance dans ce cas les manques à gagner des entreprises qu’elle a créés !

Au total, le redressement de l’épargne courante est peu de chose pour le besoin de financement des dettes publiques... lequel doit s’affronter au désir des agents de prêter ou non une partie de toute leur fortune à l’Etat. Et pour l’heure, les deux fléaux de l’épargne se prêtent main forte : en déprimant la consommation et en faisant peser le risque énorme d’une envolée des taux d’intérêts.

Laurent Cordonnier

(1) L’Administration Obama est déjà en train de revenir sur son ambitieux projet d’étendre la couverture maladie aux 47 millions d’américains qui en sont aujourd’hui dépourvus, ceci parce qu’une réforme « qui accroîtrait le déficit du programme de santé public n’est ni souhaitable ni faisable. » Voir : « US health reforms focus on cost control », Financial Times, 22 mai 2009.

(2) « Surge in US bond yields sparks concern », Financial Times, 11 juin 2009.

(3) Le rendement des bons du Trésor américains pour des prêts à 10 ans est passé de 4 % en novembre 2008, à 2 % en décembre, pour remonter à 4 % le 18 juin 2009.

(4) Le taux d’épargne des ménages américains est passé subitement de 4,5 % à 5,7 % de leur revenu disponible, entre mars et avril 2009. Celui des Britanniques, qui était de 1,7 % au troisième trimestre 2008 a bondi à 4,8 % le trimestre suivant.

(5) Même s’il est vrai que la profondeur de la crise fragilise chaque jour un peu plus les vieux principes orthodoxes. Lire Frédéric Lordon : « Fin de la mondialisation, commencement de l’Europe ? », Le Monde Diplomatique, juin 2009.

Enfin, la représentation nationale se mobilise contre... la burqa

dimanche 21 juin 2009, par Alain Gresh

Le pays est entré dans sa plus grave récession depuis la seconde guerre mondiale. Les chômeurs, en nombre croissant, submergent le Pôle emploi dont les moyens ont été réduits. Les électeurs ont massivement déserté les élections européennes et exprimé leur défiance à l’égard des politiques incapables de répondre à leurs attentes. Sensible à toutes ces critiques, les députés ont décidé de réagir et, dans un sursaut d’unité nationale, sous la houlette du communiste André Gérin, ont décidé de répondre à l’appel du pays : 58 d’entre eux, en grande majorité de droite, ont décidé d’appeler à la création d’une commission d'enquête sur le défi majeur de notre époque : le port de la burqa en France (c’est la seconde commission créée par le parlement depuis l’élection de 2007, la première l’ayant été sur les conditions de la libération des infirmières bulgares détenues par la Libye).

« Un député veut lever le voile sur la burqa », par Catherine Coroller (Libération, 19 juin) :

« Pour André Gerin, il y a péril. “On voit le problème augmenter de façon exponentielle depuis plusieurs années. Sur la voie publique, sur les marchés. Toutes les semaines on a des remontées des services nous signalant qu’une femme a refusé de se dévoiler pour la photo sur sa carte d’identité, lors d’un mariage… J’ai les mêmes échos de la région parisienne, de Lille et même de zones rurales”, précise le député-maire.

Au ministère de l’Intérieur, un spécialiste du dossier confirme le phénomène en le relativisant : “Le port du voile intégral progresse et s’étend au-delà des petits noyaux d’origine, mais n’est pas pour autant en grande expansion.” Selon lui, les femmes – souvent des converties – décideraient volontairement de porter la burqa ou le niqab sous l’influence des sites Internet salafistes, ces fondamentalistes se réclamant de l’islam des origines. Jugeant la laïcité “menacée”, André Gerin propose la création d’une commission d’enquête parlementaire qui “aura pour mission de dresser un état des lieux et de définir des préconisations afin de mettre un terme à cette dérive communautariste”. Ces préconisations pourront prendre la forme d’une loi, “mais je ne veux pas tirer des conclusions a priori, précise le député. Il faut ouvrir un débat, y compris avec les musulmans, et voir ensemble à quelles conclusions on arrive”. »

Le 17 juillet 2008, je remarquais déjà, à propos d’une énième polémique sur la burqa : « La seule chose dont on est certain est que ce n’est pas la dernière. Mais je ne peux m’empêcher de noter cette phrase dans Libération des 12 et 13 juillet : « Y a-t-il davantage de frictions entre la laïcité et l’islam ? Difficile à dire, le moindre incident concernant des musulmans étant systématiquement monté en épingle. » La journaliste écrit ces quelques lignes dans un numéro dont le gros titre de Une est : « La France ou la burqa » ; et n’est-ce pas Libération qui a révélé le fameux arrêté concernant le mariage annulé et la virginité, et qui en a également fait sa Une ? ».

Dans un éditorial du Figaro du 19 juin, publié à côté du texte de l’inénarrable Yvan Rioufol (« Les silences de Barack Hussein – au cas où on aurait oublié son prénom – Obama »), Yves Thréard (« Pour que la France ne se voile pas la face ») écrit :

« La France a changé depuis l’affaire dite du foulard à l’école et la loi de 2004 qu’elle a inspirée. D’abord, le simple foulard posé sur les cheveux s’est, çà et là dans les quartiers, transformé en voile intégral couvrant l’ensemble du visage, à l’exception des yeux. Ensuite, ses adeptes ne sont plus seulement des ressortissantes étrangères, mais, pour la plupart, des Françaises, nées et élevées ici.

Si le constat va de soi, faut-il se résigner à l’accepter par fatalité, comme si tel devait être le cours de l’histoire  ? À le relativiser, sans prévoir que le phénomène prendra nécessairement de l’ampleur  ? Ou encore à l’ignorer poliment, pour ne pas jeter d’huile sur le feu en rallumant une de ces guerres dont la France a le secret  ? ».

Marianne, fidèle à ses habitudes, annonce la défaite de la laïcité (« La loi sur la burqa ou la défaite de la laïcité », Bénédicte Charles, 18 juin).

« Le débat n’est donc pas de savoir si la burqa se développe en France : 24 heures après la dépêche de l’AFP, personne ou presque ne le nie plus. La polémique porte dorénavant sur la nécessité, ou non, d’interdire ce « vêtement » dégradant. Cinq ans après la loi sur le voile à l’école, voilà où nous en sommes : déterminer si le port de la burqa à l’Afghane ou du niqab à l’Iranienne relève ou non de la simple liberté individuelle. Finalement, la laïcité est peut-être en train de perdre définitivement la partie. »

Cette polémique est un feu de paille, elle ne durera peut-être pas, mais on peut être sûr qu’elle ressurgira d’ici un mois, deux mois ou plus... Comme les Une des hebdomadaires sur l’immobilier ou sur le classement des hôpitaux (des écoles, des villes, etc.), l’islam fait partie désormais de ces « marronniers » qui reviennent régulièrement et qui ont l’avantage de remplir du papier sans demander beaucoup de travail. Nombre d’intellectuels éminents sont déjà prêts à fournir à la presse les points de vue et les libres opinions qui appellent à la résistance contre le fascisme islamique. En ce jour de célébration de l’appel du général de Gaulle, quelqu’un se fendra peut-être d’un nouvel appel à la résistance...

Sans oublier, bien sûr, les femmes afghanes… Comme l’explique le député Pierre Lellouche, représentant spécial de Nicolas Sarkozy pour l’Afghanistan, qui justifie l’intervention croissante de la France dans ce pays : « Si je me bats au quotidien pour le droit des femmes en Afghanistan, vous comprendrez bien que je souhaiterais que toutes les femmes en France aient droit à leur corps et à leur personne. »

Au début des années 1980, les milices de Rifaat El-Assad, le frère du président syrien, dévoilaient les femmes dans les rues de Damas. Pourquoi ne pas créer de telles milices en France dont la tâche, en plus du dévoilement des femmes musulmanes pourrait être :

- d’arracher les perruques des femmes juives traditionalistes que les maris obligent à se raser la tête ;

- d’arracher les tenues des bonnes soeurs qui osent se promener en habit traditionnel (rappelons-nous cette défaite de la laïcité, quand la presse française interviewait soeur Emmanuelle portant un foulard...) ;

- enfin, de vérifier que la longueur des jupes des jeunes filles de toutes confessions est conforme à l’idée que nous, les hommes, nous nous faisons du droit des femmes à leur corps...

Mise à jour du 22 juin

Le président a parlé. Devant les membres du parlement et du Sénat réunis en Congrès à Versailles, Nicolas Sarkozy a déjà tranché : « la burqa ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République ». « Le Parlement a choisi de se saisir de cette question, c’est la meilleure façon de procéder », a-t-il poursuivi sans relever la contradiction : pourquoi se saisir de cette question si la réponse est déjà donnée ? En réalité, ce « débat » va occuper le devant de la scène pendant des mois, et permettre de faire passer au second plan la crise et les préoccupations sociales. Qu’importe si le résultat, au bout du compte, est de diaboliser un peu plus les musulmans français et, ainsi, d’encourager un peu plus les extrémistes...

Un tournant de la crise iranienne

Le discours du guide de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei, le 19 juin 2009, semble constituer un tournant de la crise. Les manifestations suscitées par les fraudes se sont poursuivies et le pays semble au bord d’affrontements sanglants. Garry Sick fait part, le jour même, de ses premières remarques sur le discours et sur l’absence remarquée de Rafsandjani. Juan Cole revient le 21 juin (« Mousavi Defies Khamenei ; police Attack Protesters at Inqilab Square ; Downtown Tehran Burning ») sur les événements de la nuit, les combats de rue et le rejet par Moussavi du discours de Khamenei. Et le candidat Moussavi a publié son communiqué n° 5, le 20 juin, dont on trouvera la traduction en anglais ici : « Mousavi’s statement number 5 to Iranian people ».

dimanche 21 juin 2009

Obama au Caire : le nouveau visage de l’impérialisme U.S.

Les AES vous proposent un texte actuellement en ligne sur le site de Michel Collon et qui pose clairement la problématique du double langage "obamien". Une lecture conseillée à tous ceux qui trouvent que le président américain se paie de mots, a tôt fait de solder les comptes et de s'affranchir des conséquences de plus de soixante ans d'impérialisme yankee. On change de rhétorique, mais sur le fond l'esprit perdure.


Le discours du président U.S. Barack Obama au Caire le 4 juin dernier était farci de contradictions. Il s’est déclaré opposé a « l’assassinat d’hommes, de femmes et d’enfants innocents », mais a pris la défense des guerres menées en Irak et en Afghanistan, ou de celle conduite indirectement au Pakistan, tout en gardant le silence sur les derniers massacres de Palestiniens à Gaza par Israël.

Le 5 juin 2009

Ces guerres ont fait plus d’un million de morts en Irak, des centaines de milliers en Afghanistan, au Pakistan et dans les territoires palestiniens. Obama a déclaré soutenir la démocratie, les droits de l’Homme et même ceux des femmes, après deux journées d’entrevue avec le roi saoudien Abdullah et le président Hosni Moubarak, deux des tyrans les plus notoires du Proche Orient. Pas un mot dans son discours sur l’absence totale de droits démocratiques en Arabie Saoudite ou sur la répression que mène en ce moment la dictature militaire de Moubarak… Peu avant la visite du président à l’université d’Al-Azhar, la police secrète égyptienne a lancé un raid sur le campus et 200 étudiants étrangers ont été arrêtés. Avant de quitter le Moyen Orient, Obama chanta néanmoins les louanges de Moubarak, notre « allié inconditionnel ».

Se posant en avocat de la paix et de l’entente universelle, Obama se dispensa très diplomatiquement d’évoquer les ordres qu’il a lui-même donnés pour une intensification des hostilités en Afghanistan, avec notamment le déploiement de 17 000 soldats U.S. supplémentaires. Il a en outre tacitement avalisé la politique de son prédécesseur en Irak, en déclarant : « Je pense qu’au bout du compte, les Irakiens se sentent tout de même mieux sans la tyrannie de Saddam Hussein ». Il a aussi préféré éluder la question du retrait des forces U.S. et de sa date butoir signée par l’administration Bush pour décembre 2012, parlant seulement d’une promesse « de retirer toutes nos troupes d’Irak d’ici 2012 ».

Dans son discours, Obama réfute l’idée qu’on puisse taxer l’Amérique « d’empire égocentrique » – ce qu’elle est effectivement – ou que les USA cherchent à obtenir davantage de bases, davantage de territoires ou davantage d’accès aux ressources naturelles du monde musulman. La guerre en Afghanistan est selon lui « une guerre par nécessité », provoquée par les attaques terroristes du 11 septembre. L’administration Bush-Cheney tenait exactement le même argument à l’époque, passant sciemment à la trappe les véritables intérêts matériels en jeu. En réalité, la guerre en Afghanistan participe de la prétention impérialiste des Etats-Unis à contrôler totalement les principales réserves mondiales de gaz et de pétrole : le Golfe Persique et le Bassin de la Caspienne.

Bien sûr, on n’était plus du tout dans le même registre rhétorique. Fini l’artillerie lourde de Bush : « Vous êtes soit avec nous soit contre nous ! », Obama nous dit d’un ton rassurant « Nous sommes tous ensembles dans cette galère ! » Mais, comme l’ont noté pas mal de commentateurs (la New Republic comparait mot à mot ce discours à celui de Bush le 16 septembre 2006 aux Nations Unies), en coupant l’image et le son et en s’en tenant au texte et à la rhétorique générale du discours, on reste toujours dans la même veine que les discours de Bush, de Condolezza Rice ou d’autres représentants de l’administration précédente.

Le propos plus vague, plus fleuri, les références de pure forme à la culture islamique ou à l’égalité des droits des nations, tout ça n’est qu’une variante réajustée du langage dont on drape habituellement les politiques impérialistes américaines ; aucun changement substantiel. Obama n’a pas fait la moindre proposition pour que soient réparés les torts faits aux populations du Proche Orient, pour la bonne et simple raison que, fondamentalement, la source même de cette oppression est le système de pillage et de domination impérialiste du monde, dont l’impérialisme américain reste la pire expression.

Obama a certes fait une petite référence en passant au colonialisme et au rôle des Etats-Unis dans le renversement de gouvernements démocratiquement élus comme celui de Mossadegh en Iran, en 1953. Mais dans sa litanie sur les « sources de tension » dans la région, il s’en est tenu à la même liste que son prédécesseur, avec au premier plan « l’extrémisme violent » – substitut purement rhétorique pour remplacer le « terrorisme » de Bush.

Dans les médias américains, la réaction au discours d’Obama fut unanimement enthousiaste. A gauche, David Corn du magazine Mother Jones claironna que les plus grands atouts d’Obama étaient « sa trajectoire personnelle, son anti-Busherie, sa reconnaissance des erreurs de l’Amérique, enfin sa volonté de dire au moins les choses comme s’il voulait se poser en honnête courtier au Proche Orient ».

Dans le magazine belliciste de gauche New Republic, Michael Crowley écrivait : « Le voir déballer sa biographie, offrir une représentation si inhabituelle du monde, c’est apprécier tous les bénéfices que l’Amérique va pouvoir tirer de ce nouveau visage qu’elle présente d’elle au monde ».

Peut-être plus révélateur encore, ce commentaire de Max Boot, néo-conservateur et fervent défenseur de la guerre en Irak : « Il m’a semblé bien plus efficace pour faire valoir la cause de l’Amérique aux yeux du monde musulman. Pas le moindre doute : c’est un bien meilleur vendeur que son prédécesseur ».

Dans son discours au Caire, Obama jouait tout simplement le rôle pour lequel il a été engagé et promu par une portion décisive des élites américaines de la finance mais aussi de l’appareil militaire et des affaires étrangères, à savoir d’offrir un nouveau visage à l’impérialisme américain. Cela dénote un virage tactique, certes, mais non un changement de stratégie dans l’offensive de Washington pour sa domination du monde.

Il y a environ deux ans, l’ancien conseiller à la sécurité nationale U.S., Zbigniew Brzezinski, offrit publiquement son soutien à la candidature présidentielle de celui qui n’était encore qu’un obscur sénateur de l’Illinois, pariant sur le fait qu’un Afro-Américain héréditairement lié au monde musulman comme Obama, améliorerait certainement l’image des USA sur le plan international.

Brzezinski était le mentor des faucons de l’administration démocrate de Jimmy Carter. Il avait largement contribué à pénétrer les bouleversements politiques survenus en Afghanistan, dans le but de provoquer l’intervention soviétique afin d’attirer la bureaucratie de Moscou dans le piège d’un bourbier identique à celui du Vietnam. Son point de focale a toujours été ce qu’il appelle « le grand échiquier » d’Eurasie, et en particulier les riches champs pétroliers d’Asie Centrale, où la lutte d’influence fait désormais rage entre les USA, la Russie, la Chine et l’Iran.

Brzezinski déclarait dès août 2007 : Obama « reconnaît que le vrai défi c’est un nouveau visage, l’idée d’une nouvelle direction, d’une redéfinition du rôle des Etats-Unis dans le monde… Ici, Obama est incontestablement plus efficace et l’emporte haut la main. Il a le sens de ce qui est historiquement pertinent et de ce qu’on est réellement en droit d’attendre des Etats-Unis dans leur relation avec le reste du monde ».

Défenseur impitoyable des objectifs de l’impérialisme américain, Brzezinski avait averti les élites américaines au pouvoir, du danger de ce qu’il appelle le « réveil politique global ». Dans un commentaire qui a fait couler beaucoup d’encre, il expliqua au magazine allemand Der Spiegel, quelques mois à peine avant de soutenir Obama, que la grande majorité de l’humanité « trouvera bientôt intolérables les disparités béantes de la condition humaine. Cela pourrait bien être le danger collectif auquel nous serons confrontés au cours des prochaines décennies ».

Si l’on veut appeler les choses par leur nom, ce que les représentants les moins obtus de la classe dirigeante américaine redoutent réellement, c’est une révolution mondiale. C’est seulement pour empêcher un tel soulèvement social qu’ils ont jugé crucial d’installer Obama à la Maison Blanche. C’est aussi la raison de son pèlerinage au Caire.

Traduit de l’anglais par Dominique Arias pour Investig'Action

Source: World Socialist Web Site

Les AES sont verts... et pas seulement depuis le 7 juin au soir

Comme nous vous l'avions promis, nous vous livrons un premier extrait de l'Atlas de l'environnement. L'écologie sera affaire du peuple ou ne sera pas ! Voici un premier texte qui permet de comprendre qu'il est urgent de ne pas laisser le sujet traité par les chantres de la croissance et du productivisme. Pour vous faciliter la lecture, un double clic sur les images des textes suffit.


Moraliser le capitalisme... Vaste programme !

Moralisons, moralisons !!!!
Fakir et l'équipe de François Ruffin nous aident à trier le grain de l'ivraie. Au travers de ces extraits du dernier numéro de Fakir, consacré aux banques en général et à la Caisse d'Epargne en particulier, nous allons tenter de vous mettre en bouche et vous inciter à vous précipiter à la maison de presse la plus proche.
Les AES, une fois de plus, ne seront pas chiches à donner un coup de main aux plus mal embouchés d'entre vous, à savoir ceux qui lisent entre les lignes des bavardages circonstanciés de l' "UMPS" et ont toujours à proximité de main un tonneau de goudron bien chaud et quelques sacs de plumes.
Pas de quartier pour les bavards elyséens et autres "FMIstes" ! DSK et Sarko, même combat ! Quand on a décidé d'y voir clair, mieux vaut avoir les bons outils. La loupe, le gourdin, le goudron et les plumes. Maintenant délectez vous. Pour agrandir les textes et faciliter votre lecture, double-cliquez sur les images des textes.

Hervé COUPERNOT



mardi 16 juin 2009

La crise, analyser et comprendre

Au travers d'une vidéo, Said Bouamama se propose de nous donner des clés essentielles afin d'acquérir une grille d'analyse pertinente et simple pour poser le bon diagnostic. Said, sociologue, auteur notamment de "Vers une nouvelle citoyenneté" nous présente une méthodologie d'analyse efficace et qui aura tôt fait de faire passer quantité d'analystes "institutionnels" pour des perroquets de maigre envergure. A découvrir à la rubrique VIDEOS.

Pour en savoir plus sur Sarko et les médias,

Consultez notre rubrique VIDEO.
Cliquez sur le lien du reportage de la TSR. Vous ne pourrez jamais voir cela en France et cela vaut son pesant de cacahuètes.
Prenez trente minutes et vous allez comprendre.

vendredi 12 juin 2009

Ils sont tous devenus verts! ... les extra-terrestres attaquent

Les ruines fumantes du PS viennent de révéler une myriade de cadres tous plus verts les uns que les autres. Reprenez vos tracts de campagne et essayez d'y retrouver les allusions au péril environnemental. En fait, la révélation des réels enjeux de demain aux "éléphanteaux" et autres "lionceaux" du PS , s'est faite au soir du 7 juin.

Plus vert que Sarko, tu meurs ! Que reste t'il du Grenelle et quelles en sont les décisions dignes de l'urgence et des enjeux ?

Pour se faire une idée précise de la gravité des périls écologiques et des réelles hypothèses de travail qui permettraient de limiter les dégâts, n'écoutons pas ce ramassis de "clowns verdâtres".

L'issue est ailleurs et dirigeons nous, entre autre, vers le site du Monde Diplomatique (voir nos liens).
Portez un regard appuyé sur l''Atlas de l'environnement du Monde diplomatique" publié chez Armand Colin. Des extraits au format .pdf sont disponibles en ligne.

D'anciens numéros peuvent aussi nous aider.
-le n° de Mai 2009 avec notamment le dossier "Eloge des révolutions" et un article sur "A quoi pourrait ressembler un véritable "New Deal vert"

- le n°du mois d'Avril 2009, avec
un article intitulé "Quand le Brésil joue le pétrole vert contre la réforme agraire".
(Nous allons mettre en ligne sur le blog un de ces articles.)

Plus question pour nous de nous laisser embarquer dans des approches telles que "le green business", le "développement durable" et leurs ambiguïtés productivistes.

N'oubliez pas le site du "Contre Grenelle" et ses interventions écoutables en ligne (voir nos liens ECOLOGIE).

Hervé COUPERNOT

jeudi 11 juin 2009

"Le passé ne reviendra pas" par Hervé Kempf

Attention, le discours qui suit est radicalement contraire au discours dominant. Respirez…


Le Monde, le 14 février 2009

Trois idées :

1.

La crise économique est une bonne nouvelle. Imaginez ce qui serait arrivé si le produit intérieur brut (PIB) de la Chine avait continué à croître de 10 % l’an, celui des Etats-Unis de 5 %, celui de l’Europe de 2,5 %. Les émissions de gaz à effet de serre auraient rapidement atteint le seuil faisant basculer dans l’irréparable le changement climatique ; l’effondrement de la biodiversité se serait accéléré, précipitant la société humaine dans un chaos indescriptible. En stoppant cette croissance folle du PIB mondial, la « crise économique » permet d’atténuer les assauts de l’humanité sur la biosphère, de gagner du temps et de réfléchir à notre réorientation.

2.

La crise, sinon son moment, était prévisible pour les États-Unis mais aussi pour la Chine. L’auteur de ces lignes écrivait en 2006 : « Nous sommes entrés dans un état de crise écologique durable et planétaire. Elle devrait se traduire par un ébranlement prochain du système économique mondial. Les amorces possibles pourraient s’allumer dans l’économie arrivant à la saturation et se heurtant aux limites de la biosphère : un arrêt de la croissance de l’économie américaine, minée par ses trois déficits géants, de la balance commerciale, du budget, de l’endettement interne. Comme un toxicomane qui ne tient debout qu’à coups de doses répétées, les États-Unis, drogués de surconsommation, titubent avant l’affaissement ; un fort freinage de la croissance chinoise, sachant qu’il est impossible qu’elle tienne durablement un rythme de croissance annuel très élevé. Depuis 1978, la Chine a connu une croissance annuelle de son économie de 9,4 %. Le Japon est un précédent à ne pas oublier : vingt ans de croissance stupéfiante, puis l’entrée en stagnation durable au début des années 1990. » Veuillez pardonner ce rappel. Il ne vise qu’à asseoir le pronostic que voici : l’économie mondiale ne « repartira » pas comme avant, la croissance mondiale du PIB ne reviendra pas à 5 %, l’expansion très rapide de la Chine et de l’Inde est finie. Il nous faut dessiner un monde nouveau, une autre économie, une autre société, inspirés par l’écologie, la justice et le souci du bien commun.

3.

Que faire ? Arrêter de singer Keynes et de se croire en 1929 quand on est en 2009 : la dépense, l’endettement, l’inflation, ne sont pas la solution. Replâtrer l’édifice ne réparera pas des fondations ruinées. Il importe au contraire d’opérer une redistribution de la richesse collective en direction des pauvres ; l’outil pourrait en être le revenu maximal admissible (RMA). La réduction de l’inégalité aidera aussi à changer le modèle culturel de surconsommation, et rendra supportables les baisses nécessaires et inéluctables de la consommation matérielle et de la consommation d’énergie dans les pays riches. Autre exigence : orienter l’activité humaine vers les domaines à faible impact écologique, mais créateurs d’emploi, et où les besoins sont immenses : santé, éducation, culture, énergie économe, agriculture, transports collectifs, nature.

Facile ? Non. Mais plus réaliste que de croire possible le retour à l’ordre ancien, celui d’avant 2007.

Un "CAPITALISME VERT" est-il possible ?

Ce texte a été rédigé par Alain Bihr, professeur de sociologie à l'université de Franche-Comté, auteur de "le crépuscule des Etats nations", "la reprodution du capital", "la Préhistoire du capital", "la novlangue néolibérale". Alain interviendra à Lure, le samedi 29 août 2009 à 16H30, dans le cadre de la foire Bio'Jour, sur le théme du capitalisme vert.


Depuis que la crise financière de l’automne dernier a éclaté et que, à sa faveur, les irresponsables qui nous gouvernent, leurs mentors capitalistes eux-mêmes et tous les thuriféraires qui servent ordinairement de claque aux uns aussi bien qu’aux autres ont tous été brutalement ramenés sur terre pour y (re)prendre conscience de l’ampleur de la crise structurelle dans laquelle le capitalisme se débat depuis plus de trois décennies maintenant, les propositions les plus diverses se multiplient pour « refonder » ce dernier, c’est-à-dire lui offrir une nième planche de salut. Parmi elles en figure une qui est sans doute promise à un bel avenir : celui d’un « capitalisme vert », non seulement repeint aux couleurs de l’écologie mais encore réorienté et réorganisé de manière à faire face à une crise écologique qui ne cesse de s’aggraver et qui n’est jamais, d’ailleurs, qu’une dimension de la crise structurelle précédemment évoquée.

Cette proposition reprend à son compte des réflexions et incitations déjà plus anciennes, remontant aux années 1970 (les travaux du Club de Rome) et aux années 1980 (le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dirigée par Gro Harlem Brutland, qui a popularisé la notion de « développement durable » ou « développement soutenable »1. Elle répond aussi à une demande croissante de prise en compte de la nécessité de faire face aux aspects les urgents et les plus graves de la crise écologique de la part d’une partie de l’opinion publique des formations capitalistes centrales, que l’émergence de partis écologistes y exprime et y renforce à la fois. Elle peut s’appuyer encore sur le développement, en rapport avec la demande précédente, du marché des « produits verts » mais aussi de procédés de production industriels à la fois plus économes en énergie et plus « respectueux de l’environnement » au niveau des déchets qu’ils génèrent. Elle relaie la prise en compte, de plus en plus fréquente, de normes écologiques ou de leur renforcement dans la mesure de la valeur des entreprises et de leur prix lors de fusions ou d’acquisition. Elle procède enfin de la volonté de systématiser les actions publiques déjà entreprises, tant au niveau mondial qu’aux niveaux national et local, destinées là encore à prendre en compte tant le renforcement d’une sensibilité écologiste au sein des populations que l’aggravation objective de quelques-uns des aspects de la crise écologique, dont l’épuisement des certaines ressources naturelles et le réchauffement climatique sont les plus manifestes.

Quelle est la portée de cette proposition ? Un « capitalisme vert » est-il possible ? Ecologie et capitalisme sont-ils compatibles ? Bien plus, la prise en compte des nécessités écologiques serait-elle en mesure de renouveler le capitalisme, de lui donner une nouvelle vie et une nouvelle impulsion ? Autrement dit, après avoir depuis plus de deux siècles, depuis ce qu’on nomme ordinairement la « révolution industrielle », assuré sa reproduction en dégradant, détruisant, ravageant même quelquefois la nature, le capitalisme peut-il s’assurer un avenir en la reconstruisant ? Telle est la problématique de cet article.

De la possibilité et de la réalité de « capitaux verts »

Il ne fait aucun doute que la valorisation de capitaux (industriels ou commerciaux) est parfaitement compatible avec des normes écologiques renforcées, sur la base de procès de travail « respectueux de l’environnement ». Autrement dit, des travaux écologiquement soutenables ne sont pas moins aptes par principe à valoriser du capital que des travaux écologiquement catastrophiques. En effet, pour que des capitaux puissent se valoriser, il suffit, au moins immédiatement, qu’ils satisfassent aux deux seules conditions suivantes : d’une part celle de mettre en oeuvre du travail socialement nécessaire, d’autre part celle d’incorporer une part de surtravail au sein de ce dernier (que le travail vivant excède ce qui est nécessaire à la reproduction de la force de travail). La nature du travail ainsi mobilisé est, quant à elle, totalement indifférente au capital et à sa valorisation, puisque cette dernière repose tout entière sur le procès de transformation de procès de travail concrets, particuliers, par définition très diversifiés, en un même travail abstrait, général, correspondant à une simple dépense de force humaine de travail

Marx avait eu l’occasion de souligner cette parfaite indifférence du capital à la nature des travaux qui le valorise, dans sa discussion des concepts de travail productif et de travail improductif. Il a été ainsi amené à écrire : « que celui-ci [le capitaliste] ait placé son capital dans une fabrique de leçons [une école privée] au lieu de le placer dans une fabrique de saucissons, c’est son affaire. »2 Ou encore : « Un comédien, un clown même, est par conséquent un travailleur productif [i.e. un travailleur producteur de plus-value], du moment qu’il travaille au service d’un capitaliste (de l’entrepreneur), à qui il rend plus de travail qu’il n’en reçoit sous forme de salaire (…) »3.

Cette idée ne manquera pas cependant de se heurter à l’objection courante suivante. Intégrer des normes et exigences écologiques dans les procès de travail sur la base desquels le capital se valorise tend à renchérir le coût de production des marchandises et, par conséquent, pour un prix de production et un prix de marché donné de ces dernières, à limiter d’autant la valorisation des capitaux qui se livrent à cette opération, à réduire leur taux de profit en deçà du taux moyen. Telle serait la principale raison des freins apposés à l’intégration de normes écologiques dans la production capitaliste. Bien plus, la concurrence intercapitaliste, incitant les capitalistes à diminuer le coût de production des marchandises par l’intermédiaire desquelles se valorise leur capital, n’est-elle pas précisément responsable d’un « dumping écologique » permanent qui fait que le ou les capitalistes les moins regardants sur les conséquences écologiques de leur activité s’assureront toujours un avantage concurrentiel sur ceux de leurs confrères et concurrents qui ne veulent pas ou tout simplement ne peuvent pas les suivre dans cette course au « moins disant écologique » ? Le processus est en tout point analogue au « dumping social », à la pression à la baisse du coût salarial, des salaires directs et indirects, partant des normes d’emploi, de travail et de rémunération des salariés, qui, là encore, assure un avantage concurrentiel aux capitalistes qui le pratiquent.

L’objection est recevable mais sa portée est limitée. Y répondre exige de préciser la notion de travail socialement nécessaire précédemment introduite. En effet, la concurrence intercapitaliste ne peut jouer que dans le cadre (normatif) et les limites (spatiales et temporelles) de ce qu’est concrètement le travail socialement nécessaire que les capitaux singuliers doivent précisément mettre en œuvre pour se valoriser. Or, un travail déterminé n’est socialement nécessaire que pour autant qu’il remplisse deux conditions. D’une part, il doit répondre à un besoin social, qualitativement aussi bien que quantitativement déterminé par un certain nombre de pratiques, de normes, de valeurs, etc., résultats tant de l’héritage civilisationnel que des rapports de force (économiques, politiques et idéologiques) entre les différentes classes sociales ; car ces rapports jouent un rôle essentiel dans la constitution du système social des besoins, dans la prévalence ou la primauté accordées à certains de ces besoins par rapport à d’autres, partant dans les pratiques et normes de la consommation individuelle aussi bien que collective, etc., tout comme bien évidemment dans la répartition de la richesse sociale (donc le montant des revenus) des différentes classes, fractions, couches et catégories. D’autre part, pour être socialement nécessaire, un travail productif doit encore répondre à un besoin social en mettant en œuvre les forces productives disponibles (les moyens de production, les forces de travail et leur combinaison) selon les normes productives en vigueur dans la société en général tout comme dans l’espace-temps de socialisation de ce travail en particulier (dans la branche de la division du travail qui est la sienne, sur le territoire sur lequel il opère, dans les groupes sociaux qu’ils mobilisent, à la période historique considérée, etc.), de manière à ce que sa durée, son intensité, sa productivité tout comme la qualité de son produit se situent en définitive dans la moyenne de ce qui s’obtient au sein de cet espace-temps de socialisation.

Ce qui revient à dire que, pour que des « capitaux verts » puissent voir le jour, il faut et il suffit que les normes définissant ce qu’est un travail socialement nécessaire, tant au niveau du procès de production (dans l’usage des forces productives) qu’au niveau du procès de consommation (tel qu’il est régi par le système social des besoins), intègre des exigences écologiques. L’intégration de telles exigences peut résulter de processus divers : par exemple, de l’émergence et du renforcement d’une demande de « produits verts » (par exemple de légumes sans nitrate et de fruits sans pesticide), de la diffusion d’innovations techniques ou de procédés de production rendant les procès de travail plus performants sur le double plan économique et écologique (par exemple la cogénération d’électricité et de chaleur), de l’adoption de réglementations d’ordre public introduisant ou renforçant des normes écologiques en matière de production (par exemple en termes d’économie d’énergie) ou de consommation (par exemple en termes de recyclage des produits usagés et des déchets), tel que le « Grenelle de l’environnement », etc. Dès lors, la concurrence intercapitaliste ne peut plus fonctionner comme un obstacle au développement de « capitaux verts » ; tout au plus peut-elle servir de prétexte aux capitaux les moins bien placés dans cette concurrence ou au contraire les mieux placés (ceux en situation d’oligopole) pour freiner l’introduction de normes et d’exigences écologique et retarder le passage d’un régime du travail socialement nécessaire à un autre. Dans l’industrie automobile, cela a été le cas hier à propos de l’adoption du pot catalytique, comme c’est le cas aujourd’hui à propos de la mise au point de moteurs moins gourmands en énergie ou même d’alternatives au moteur à essence.

C’est précisément parce que, sous la pression de l’aggravation de la crise écologique, les normes sociales de production et de consommation sont en train de changer, sous l’effet d’une transformation de la demande sociale ou de l’adoption de nouvelles réglementations publiques contraignantes ou plus contraignantes en la matière, que des « capitaux verts » se sont développés au cours de ces dernières années et seront appelés à se développer de plus en plus au cours des prochaines années. Autrement dit, le capitalisme est déjà en train de se ‘mettre au vert’ ! Les principaux secteurs qui constituent des terres de mission pour les « capitaux verts » et vont leur offrir les plus belles opportunités de valorisation sont l’agriculture (avec notamment la production de biocarburants), le bâtiment (dont la rénovation doit viser à améliorer le bilan énergétique), la production d’énergie (avec le développement des énergies renouvelables), les transports (lui aussi particulièrement gourmant en énergie, l’enjeu étant de faire régresser la part de la voiture individuelle au profit de celle du tram et du train, de manière à réduire l’émission de gaz à effet de serre), enfin le recyclage des produits en fin de vie, secteur d’ores et déjà investis par de très grands groupes financiers tels que Véolia (ex Vivendi, ex Générale des Eaux), Suez Environnement (qui a absorbé l’ex Lyonnaise des Eaux,) Bouygues, etc.

De la nécessité de changer d’échelle

Les considérations précédentes n’épuisent pourtant pas, de loin, la problématique initiale. Un exemple nous le fera comprendre, celui des agrocarburants.

Différentes raisons expliquent le récent développement de ces derniers. Si certaines relèvent de la pure logique capitaliste classique de mise en valeur de la terre et du travail agricole, d’autres sont sinon déterminées par des considérations écologistes du moins susceptibles d’entrer dans la gamme des mesures tenant compte d’un certain nombre d’impératifs écologiques, dont notamment l’épuisement progressif des réserves d’hydrocarbures et la nécessité de lutter contre le rejet dans l’atmosphère de gaz carbone (CO2), principal responsable de l’aggravation de l’effet de serre. Sous ce double rapport, les exploitations agricoles productrices de biocarburants (colza, canne à sucre, etc.) sont des exemples de « capitaux verts » au sens précédemment entendu. Or différentes études ont mis en évidence l’étroitesse d’un tel jugement et, plus largement, de la perspective qui le sous-tend4. Elles conduisent en effet à souligner que, d’un strict point de vue écologique, le bilan du développement de ces agrocarburants est non seulement négatif mais franchement catastrophique : il implique un usage intensif d’engrais responsables d’émanation de protoxyde d’azote (ou oxyde nitreux, N2O) dont l’effet de serre est près de 300 fois plus important que celui du gaz carbone, il s’effectue souvent au prix d’une déforestation dont le bilan est négatif tant sous l’angle de la lutte contre l’effet de serre que sous celui de la préservation de la biodiversité, celle-ci est de surcroît menacée par l’extension de la monoculture qu’implique la culture des agrocarburants, les plants utilisés dégradent rapidement les sols. A quoi s’ajoutent d’autres effets tout aussi désastreux qui, pour excéder le cercle des considérations strictement écologiques, ne peuvent laisser indifférents des écologistes : les terres utilisées à fin de producteurs d’agrocarburants limitent d’autant celles disponibles pour la production de céréales alimentaires et pour l’agriculture vivrière, fragilisant ainsi la sécurité alimentaire des populations, le bilan des créations et des destructions d’emplois entraînées par le développement de cette monoculture intensive est négatif, favorisant ainsi l’exode rural, les champs de « pétrole vert » sont souvent des zones de non respect des droits sociaux et des droits de l’homme plus généralement, etc. Et le tout finalement pour permettre la poursuite de cette folie écologique et sociale qu’est la circulation des dizaines de millions de véhicules automobiles qui obstrue et pollue les espaces urbains et défigure les paysages ruraux.

On pourrait multiplier les exemples de semblables effets pervers de capitaux apparemment « verts » par leurs produits mais dont les procédés de production et les implications générales, tant sociales que proprement écologiques, ont de quoi de faire verdir de rage des écologistes conséquents. Ainsi rien n’est plus propre en apparence que la production d’électricité nucléaire5 aux risques près, qui sont énormes, que les centrales nucléaires font courir aux populations environnantes (les environs se mesurent en l’occurrence en milliers de kilomètres : cf. Tchernobyl) et que l’entreposage ou l’enfouissement des déchets nucléaires font courir à l’humanité entière jusqu’à la fin de ses jours ! Qui ne peut se féliciter du développement de la production de l’énergie électrique d’origine photovoltaïque… avant d’apprendre que les panneaux producteurs de cette dernière contiennent du trifluorure d’azote (NF3) dont l’effet de serre est 17 000 fois plus important que celui du gaz carbonique et dont la durée de vie dans l’atmosphère est cinq fois plus longue que celle de ce dernier et qui, curieusement, ne fait pourtant pas partie des gaz à effet de serre visés par le protocole de Kyoto6 ? Qu’adviendra-t-il de ce gaz lorsqu’il s’agira de recycler ces panneaux ?

Les exemples précédents nous montrent qu’on ne peut examiner notre problématique en en restant au seul niveau des capitaux singuliers, dont certains effets écologiquement souhaitables sont contrebalancées par d’autres écologiquement désastreux, sans qu’il soit possible de tirer une conclusion claire de la multiplication de pareils bilans contrastés. Si l’on veut sortir de cette casuistique et parvenir à quelques résultats solides, il faut nécessairement changer de cadre de pensée, raisonner non plus au niveau des capitaux singuliers mais à celui du capital dans son ensemble tout comme à celui de la crise écologique dans sa globalité.

Car le capital comme rapport social de production ne se réduit pas à la somme des capitaux singuliers dont il se compose ni même à la résultante de leurs mouvements cycliques, dans et par lesquels ces capitaux se combinent en échangeant leurs produits, se repoussent (par la concurrence) et s’attirent (par absorption et fusion) tout en s’accumulant. En tant que rapport social de production, le capital possède une logique propre, celle de sa reproduction avec ses exigences et implications spécifiques, logique qui s’impose non seulement aux capitaux singuliers et à leurs mouvements mais encore en définitive à la société tout entière7. C’est ce que nous avons vu tout à l’heure quand j’ai signalé que la concurrence intercapitaliste est réglée par des normes et des limites qui définissent ce qu’est le travail socialement nécessaire et qui relèvent de l’appropriation par le capital de l’espace social comme du système social des besoins, et en définitive de la lutte des classes dans ses effets les plus divers et les plus inattendus (décomposition et composition des classes, conclusion d’alliances et de compromis entre les classes, formation de blocs sociaux avec leurs armatures institutionnelles et leurs ciments idéologiques propres, etc.) qui résulte, elle aussi, de l’emprise du capital comme rapport social de production sur la société dans son ensemble.

De la même manière, on ne peut ni ne doit réduire l’actuelle crise écologique à une série de dégâts locaux, d’atteintes locales à « l’environnement » (difficile de trouver un terme plus vague !), ni même d’ailleurs qu’à une simple série de problèmes globaux : l’épuisement des ressources minérales, la pollution des éléments (le sol, l’eau, l’air), l’aggravation de l’effet de serre et les perturbations climatique, etc. Là encore, en raisonnant de cette manière, les arbres risquent de masquer la forêt (ce qui serait un comble pour une pensée systémique comme l’est par principe l’écologie) : cela risque d’occulter la nature exacte et les causes essentielles d’une crise qui met en jeu l’interaction entre la totalité des activités humaines, telles qu’elles se trouvent aujourd’hui déterminées plus ou moins directement par le capitalisme (plus exactement par le procès global de reproduction du capital), et cet infime fragment de la nature qu’est notre planète, soit la totalité de l’écosphère et de ses éléments. Si l’on veut saisir la crise écologique à sa racine, c’est à ce niveau de globalité qu’il faut se situer.

Ressaisie à ce niveau, la crise écologie apparaît alors comme la résultante de la contradiction entre les limites de l’écosphère et les contraintes auxquelles la dynamique illimitée de reproduction du capital tend à et tente de soumettre cette dernière. D’une part, nous avons une écosphère dont les ressources (espace, temps, matières, énergies, informations) qu’elles offrent aux activités humaines sont limitées et dont les écosystèmes qui la constituent, tant globaux que locaux, possèdent des capacités de reproduction (plus exactement d’homéostasie) également limitées8. Tandis que, d’autre part, le rapport capitaliste de production s’est présenté jusqu’à présent comme un processus indéfiniment expansif, en traitant la nature comme si elle était et un réservoir de ressources dans lequel on pourrait indéfiniment puiser et un dépotoir dans lequel on pourrait non moins indéfiniment déverser les déchets du procès de reproduction sociale, en comptant sur les capacités homéostatiques des systèmes naturels pour les absorber ou les recycler.

La résolution de la crise écologique suppose donc un mode de production capable d’intégrer comme une contrainte interne à son propre mode de fonctionnement cette donnée externe que sont les limites que le cadre écologique impose à l’activité humaine en général. Ce qui implique :

* d’une part, de limiter tant les prélèvements opérés par le procès social de production au sein de l’écosphère que les rejets opérés par ce même procès au sein de cette même écosphère, autrement dit de limiter l’échelle de reproduction de ce procès, voire de lui fixer une ligne rouge infranchissable qui, une fois atteinte, implique que l’échelle du procès social de production demeure identique, autrement dit que la reproduction sociale devienne une reproduction simple ;
* d’autre part, et comme condition et conséquence du point précédent, de contrôler le procès social de production dans ses interactions avec l’écosphère, donc de contrôler la croissance et le développement des forces productives au niveau de la société dans son ensemble.



De l’impossibilité d’un « capitalisme vert »

Ce sont ces conditions de la solution de la crise écologique que le capitalisme (le procès global de reproduction du capital) n’est pas parvenu à remplir jusqu’à présent ; et c’est pourquoi il n’a cessé d’aggraver cette crise. Mais cette incapacité est-elle conjoncturelle ou structurelle ? Tient-elle à un régime particulier de fonctionnement du capitalisme dont celui-ci pourrait sortir, moyennant toute une série de réformes structurelles profondes, pour satisfaire aux deux conditions précédentes ? Autrement dit, un capitalisme écologiquement réformé est-il possible et envisageable ? Ou, au contraire, l’incapacité à satisfaire aux deux conditions précédentes, dont le capitalisme a fait preuve jusqu’à présent, tient-elle à sa nature même, à son essence, autrement dit aux structures qui le constituent et dont il ne peut se libérer qu’en se reniant, qu’en se transformant en un mode de production différent ? Autrement dit, un « capitalisme vert », un régime de fonctionnement du procès global de reproduction du capital capable de satisfaire aux deux conditions précédentes de la solution de la crise écologique globale est-il structurellement impossible ? C’est le second terme de cette alternative qui me paraît devoir être retenu.

En premier lieu, ce rapport social de production qu’est le capital ne peut se reproduire qu’à une échelle progressive, il ne peut connaître de reproduction qu’élargie : en un mot, le capital doit nécessairement s’accumuler. Ce qui implique qu’une part plus ou moins importante de la plus-value, formée par l’exploitation de la force de travail et réalisée sur le marché, doit nécessairement servir à former un capital additionnel, à créer par conséquent des forces productives (des moyens de production et des forces de travail) supplémentaires. Ce qui revient tout simplement à dire que le capitalisme est par essence productiviste : il produit à fin d’accumuler des moyens de production et des forces de travail supplémentaires, à fin d’élargir sans cesse l’échelle de la production.

La démonstration de cette proposition a déjà été apportée par Marx dans sa critique de l’économie politique, dont Le Capital constitue le point d’orgue. Les trois principaux arguments avancés par Marx sont les suivants. D’une part, le capital est essentiellement valeur en procès : il est de l’argent (forme autonomisée de la valeur) qui cherche et parvient non seulement à se conserver mais encore à s’accroître (à se valoriser) dans et par la production et de la circulation de marchandises. L’argent ne devient capital, ne fonctionne comme capital, qu’à cette double condition qu’il parvienne à se conserver et à s’accroître par l’intermédiaire d’une production et d’une circulation marchande ; et il ne demeure capital que pour autant qu’il poursuive incessamment ce procès, qu’il le répète indéfiniment. Dès lors cependant, une reproduction simple de ce procès, à échelle identique, serait contraire à sa propre nature : elle impliquerait en effet que l’intégralité de la plus-value ainsi formée et réalisé par le capital soit dépensée comme pur argent, comme simple revenu du capitaliste. Un capitaliste qui agirait de la sorte cesserait donc de fonctionner comme capitaliste dans l’usage de la plus-value pour ne plus assurer que la simple reproduction de son capital initial. Il se mettrait ainsi en contradiction avec lui-même en tant que capitaliste.

Au demeurant, un capitaliste opterait-il pour un pareil comportement qu’il serait rapidement rappelé à l’ordre par ses confrères et concurrents. Car la contrainte en faveur d’une reproduction élargie du capital (de son accumulation) opère aussi, d’autre part, par le biais de la concurrence capitaliste. En effet, un prix de marché étant donné, l’un des moyens pour tout capitaliste opérant dans ces conditions de marché de réaliser un profit supérieur au profit moyen et de s’assurer une échelle de circulation plus importante (de conquérir des « parts de marché » supplémentaires) est d’abaisser ses coûts de production. Ce qui ne peut se faire généralement que moyennant une révolution du procès de production (le développement de nouveaux procédés de production, la mise en œuvre de nouveaux moyens de travail, l’innovation dans l’organisation du travail, etc.), de manière à accroître la productivité du travail, et moyennant une accumulation supplémentaire de capital. Si cette dernière est un résultat de la concurrence, elle en est aussi inversement un moyen : dans la mesure où l’accumulation du capital se traduit, au niveau des capitaux singuliers par leur concentration et leur centralisation, elle sert aussi d’arme dans « la guerre de tous contre tous » que se livrent les capitalistes… et plus encore dans les « ententes cordiales » qu’ils passent entre eux dès que la concurrence a généré des situations d’oligopole ou d’oligopsone.

Enfin, au niveau du capital social, la même nécessité d’augmenter la productivité du travail, par conséquent d’accumuler du capital, non seulement extensivement (en étendant simplement l’échelle du capital existant, en répétant celui-ci dans sa composition technique et organique donnée à un moment) mais encore intensivement (en augmentant sa composition technique et organique), se fait sentir pour une dernière raison. C’est que, face à la résistance que les travailleurs salariés opposent à leur exploitation, face à leurs luttes pour réduire la durée et l’intensité de leur travail et pour renchérir la valeur de leur force de travail (augmenter leurs salaires réels par élargissement et enrichissement des normes de consommation), l’accumulation est la seule arme dont dispose le capital. C’est par ce biais qu’il parvient à générer une plus-value relative ainsi qu’une surpopulation relative, nécessaire non seulement pour assurer la flexibilité de l’appareil de production mais pour discipliner « l’armée industrielle active » : pour contraire les travailleurs salariés à accepter leurs conditions d’emploi, de travail et de rémunération.

En définitive, la subjectivité capitaliste, la concurrence intercapitaliste comme la lutte de classes entre capitalistes et travailleurs salariés concourent à faire de l’accumulation du capital une nécessité et, par conséquent, à relancer sans cesse cette dernière, quel que soit le niveau qu’elle ait déjà atteint. Sous ce premier rapport déjà, le capitalisme est incompatible avec une solution de la crise écologique qui suppose, au contraire, de limiter l’échelle tout comme d’ailleurs le rythme du procès social de production.

En second lieu, au sein du capitalisme, le développement (quantitatif et qualitatif) des forces productives de la société, partant leur impact écologique, ne peut faire l’objet d’aucun contrôle social global, comme l’exigerait pourtant aussi la solution de la crise écologique. En effet, ce développement y prend nécessairement la forme d’un processus aveugle, irréfléchi et involontaire, qui échappe au contrôle voire à la conscience de ceux-là mêmes qui en sont pourtant les agents et les acteurs, capitalistes aussi bien que travailleurs salariés. C’est qu’elle est la résultante d’une multiplicité de décisions (d’investissements et de désinvestissements, de déplacement des capitaux d’une branche de la division du travail à une autre ou d’un territoire à un autre) et d’innovations (dans les produits et les procédés productifs) effectuées indépendamment les unes des autres par les directions des différents capitaux singuliers.

Car, du fait de la propriété privée des moyens sociaux de production, le travail social (la mise en œuvre des forces productives de la société) se présente nécessairement sous la forme d’une multiplicité de travaux privés, indépendants les uns des autres, séparés les uns des autres, non coordonnés entre eux et bien souvent directement rivaux ; et, dans ces conditions, la socialisation des travaux privés ne peut s’effectuer que sous la forme de la mise en concurrence de leurs produits sur et par le marché : c’est lui seul qui ‘dira’ si et dans quelle mesure ces travaux privés possèdent une validité sociale. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font que, constamment, certains de ces travaux (partant les entreprises qui les réunissent et les travailleurs qui le fournissent) se trouvent invalidés par le marché (leurs produits ne s’y vendent pas, les entreprises doivent licencier ou font même faillite) ; et que, périodiquement, se produisent, soit à l’échelle d’une branche de production soit à celle du procès social de production (de l’économie) dans son ensemble, des crises de surproduction : trop de capital a été engagé, autrement dit trop de forces productives ont été mises en œuvre relativement aux besoins solvables, tels qu’ils sont déterminés par les rapports capitalistes de répartition de la valeur formée entre capital et travail.

Un contrôle global (au niveau de la société dans son ensemble) du développement des forces productives, pour en limiter l’impact écologique à ce qui est soutenable par l’écosphère, tant quant au renouvellement des ressources qu’offre cette dernière que quant à sa capacité de recycler les déchets du procès social de production, supposerait que les différents travaux effectués dans les multiples unités de production dont se compose l’appareil social de production fassent l’objet d’une socialisation a priori (avant engagement des forces productives) et non pas d’une socialisation a posteriori (une fois ces forces productives engagées et mises en œuvre) sous forme et par l’intermédiaire du marché. En un mot, cela supposerait de substituer à ce dernier une planification du développement des forces productives tout à fait incompatible avec la propriété privée des moyens sociaux de production.

On constate donc que le capitalisme est structurellement incapable de satisfaire aux deux conditions fondamentales d’une solution globale de la crise écologique ; et que, en ce sens, un « capitalisme vert » est une contradiction dans les termes. Aux arguments précédents, on pourrait d’ailleurs en ajouter d’autres qui, pour être de moindre importance, n’en sont pas négligeables pour autant. Par exemple, l’accumulation du capital s’accompagne nécessairement de sa concentration et de sa centralisation, qui induisent une concentration et centralisation spatiale des activités et des populations (c’est la racine du phénomène d’urbanisation de la société) ; alors qu’un développement écologiquement soutenable exige au contraire la déconcentration et la décentralisation des activités productives et des activités humaines en général.

Mais qu’un « capitalisme vert » soit impossible ne signifie pas qu’il ne faille pas lutter, d’ores et déjà, au sein du capitalisme, pour obtenir qu’il ne se réforme écologiquement, pour y injecter la dose maximale de « verdure ». D’une part, de pareilles luttes sont nécessaires pour limiter l’échelle et ralentir le rythme de développement de la crise écologique, qui menace dès aujourd’hui les conditions de vie (et quelquefois de survie) de populations de plus en plus nombreuses, notamment parmi les plus déshéritées de la périphérie mondiale. Tandis que d’autre part, ces luttes doivent précisément avoir pour fonction et objectif d’exacerber la contradictions entre les exigences d’une solution globale de la crise écologique et les formes et finalités que le rapport capitaliste de production impose au procès social de production, de manière à créer les conditions tant objectives que subjectives d’un autre mode de production.

Alain Bihr

La Fabrique Infos. Le Comité pour l'Abrogation des Lois (CALAS)

Depuis 1986, date où la législation antiterroriste a été instaurée en France, un empilement de lois successives a construit un système pénal d’exception qui renoue avec les lois scélérates du xixe siècle et rappelle les périodes les plus sombres de notre histoire.

L’accusation d’ « association de malfaiteurs en vue de commettre une infraction terroriste », inscrite au Code pénal en 1996, est la clef de voûte du nouveau régime. Or, ses contours sont particulièrement flous : il suffit de deux personnes pour constituer un « groupe terroriste » et il suffit d’un acte préparatoire pour que l’infraction soit caractérisée. Cet acte préparatoire n’est pas défini dans la loi, il peut s’agir du simple fait d'entreposer des tracts chez soi. Surtout, n'importe quel type de relation – même ténue ou lointaine, voire amoureuse ou amicale – avec l’un des membres constituant le « groupe » suffit pour être impliqué à son tour. C’est pourquoi, sur dix personnes incarcérées pour des infractions « en rapport avec le terrorisme », neuf le sont sous cette qualification.

De l’aveu même de ses promoteurs, ce droit spécial répond à un objectif de prévention. À la différence du droit commun qui incrimine des actes, la pratique antiterroriste se satisfait d’intentions, voire de simples relations. Suivant le juge Bruguière, cité par Human Rights Watch, « la particularité de la loi est qu’elle nous permet de poursuivre des personnes impliquées dans une activité terroriste sans avoir à établir un lien entre cette activité et un projet terroriste précis ». C’est dans cette perspective qu’on a vu la possession de certains livres devenir un élément à charge, car ils constitueraient des indices sur des opinions ; et de l’opinion à l’intention, il n’y a qu’un pas.

À ce flou de la loi pénale s’associe une procédure d’une extrême brutalité. Il suffit que le Parquet choisisse de manière discrétionnaire d’ouvrir une enquête sur une qualification terroriste pour que la police reçoive des pouvoirs d'investigation exorbitants : perquisitions de nuit, « sonorisation » des domiciles, écoutes téléphoniques et interception de courriers sur tous supports...

De son côté, le délai de garde à vue – période qui précède la présentation à un juge – passe de 48 heures en droit commun à 96 heures, voire 144, dans la procédure antiterroriste. La personne gardée à vue doit attendre la 72ème heure pour voir un avocat – l’entretien est limité à 30 minutes et l’avocat n’a pas eu accès au dossier. A la suite de cette garde à vue, en attendant un éventuel procès le présumé innocent pourra passer jusqu'à quatre ans en détention provisoire.

Par ailleurs, la loi centralise à Paris le traitement des affaires « terroristes », confiées à une section du Parquet et à une équipe de juges d’instruction spécialisés qui travaillent en relation étroite avec les services de renseignement. Des cours d’assises spéciales ont également été instaurées, où les jurés populaires sont remplacés par des magistrats professionnels. Un véritable système parallèle est ainsi mis en place avec juges d’instruction, procureurs, juges des libertés et de la détention, cours d’assises et bientôt présidents de cours d’assises, juges d’application des peines, tous estampillés antiterroristes.

L’application de plus en plus large des procédures antiterroristes à des affaires d’État montre que l’antiterrorisme est désormais une technique de gouvernement, un moyen de contrôle des populations. En outre – et c’est peut-être le point le plus grave – cette justice exorbitante contamine le droit commun : la législation antiterroriste a servi de modèle dans d’autres domaines pour généraliser la notion de « bande organisée », étendre les pouvoirs des services d’investigation et centraliser le traitement de certaines instructions.

La Convention européenne des droits de l’homme et le Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, tous deux ratifiés par la France, garantissent qu’une sanction pénale soit fondée sur une incrimination intelligible la rendant prévisible. En outre, ces textes donnent à chacun le droit d’organiser équitablement sa défense – ce qui passe par la prompte intervention d’un avocat ayant accès au dossier. La procédure, « sœur jumelle de la liberté », doit être contrôlée par un tiers impartial, ce qui est impossible avec une filière spécialisée fonctionnant en vase clos, dans une logique de combat idéologique incompatible avec la sérénité de la justice.

Il est illusoire de demander que ce régime procédural soit appliqué de façon moins large et moins brutale : il est précisément conçu pour être appliqué comme il l’est. C’est pourquoi nous demandons que les lois antiterroristes soient purement et simplement abrogées et que la France respecte en la matière la lettre et l’esprit de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques. Nous invitons tous ceux qui se préoccupent des libertés à se joindre à notre campagne en ce sens.

Le Comité pour l’abrogation des lois anti-terroristes, CALAS

Giorgio Agamben, Esther Benbassa, Luc Boltanski, Antoine Comte, Eric Hazan, Gilles Manceron, Karine Parrot, Carlo Santulli, Agnès Tricoire


Avec les signatures de : Alain Badiou, philosophe; Etienne Balibar, philosophe; Jean-Christophe Bailly, écrivain; Daniel Bensaïd, philosophe; Alima Boumedienne, sénatrice; Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières et enseignant; Raymond Depardon, photographe et cinéaste; Pascale Casanova, critique littéraire; Jean-Marie Gleize, poète; Nicolas Klotz, réalisateur; François Maspero, écrivain; Emmanuelle Perreux, présidente du syndicat de la magistrature; Jacques Rancière, philosophe; Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme; Slavoj Zizek, philosophe.

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Eléments d’histoire de la Gauche en France (4). La Gauche et l’économie.

L'ensemble de ces textes historiques est paru dans A Contre Courant, publication où les AES apportent leur contribution. Nous encorageons l'ensemble de nos sympathisants et adhérents à s'abonner au journal.


Il fut un temps où le Parti Socialiste de Mitterrand, allié au Parti Communiste, prônait la « rupture d’avec le capitalisme » et avançait son intention de « changer la vie ». Ce souvenir, nostalgie d’aujourd’hui pour nombre de militants socialistes, relève d’un archaïsme d’une autre époque tant ils ont accepté la nécessité de s’intégrer au système tel qu’il est. Ce qui apparaît aujourd’hui comme une parenthèse révèle une continuité réelle sur le plan des rapports que la Gauche entretient avec l’économie capitaliste. Certes, au regard de l’effondrement de la SFIO, la période 1972-1982[1] implique une discontinuité avec la participation aux Gouvernements de la Vème République. Elle ne peut se comprendre que dans le cadre de la crise d’hégémonie que connaissent les classes dominantes : la nécessité de rallier les couches moyennes intellectualisées, celles qui, en 1968, contestaient le système, alors même qu’avec la Gauche une place pouvait leur être offerte[2]. Cet article consiste à éclairer la matrice qui fonde les choix de la Gauche, à savoir l’acceptation des ressorts de l’économie capitaliste, malgré ses crises et ses ajustements.

La vision qu’en ont (malgré leurs différences) les Gauches de Gouvernement renvoie à une acceptation du système, malgré ses défauts, qu’il faudrait expurger. Elle ne saurait à elle seule rendre compte des réformes sociales, des acquis que l’on pourrait mettre à leur actif. Il y a donc lieu de revenir sur des éléments d’histoire illustrant l’incapacité assumée à promouvoir le changement de système. Aucune illusion ne peut être entretenue à ce sujet surtout aujourd’hui qui n’est plus le temps où « la Gauche essayait »[3] . Elle a désormais permis au capital financier d’assurer sa domination.

Une vision : rendre le capitalisme plus humain pour capter l’électorat populaire ?

Pour la Gauche installée dans la République, dans « la plus grande France » ou la Nation, voire dans l’Europe de maintenant, le capitalisme n’est pas un système d’exploitation qui assure la domination d’une classe sur une autre. L’objectif ne consiste surtout pas à renverser la bourgeoisie, à briser son appareil d’Etat, à exproprier les expropriateurs, à socialiser les moyens de production et d’échanges, bref à émanciper l’Humanité de la domination du capital. Malgré les rhétoriques employées, ce projet n’est jamais d’actualité. Ce qui importe, c’est de consolider ou reconquérir les bases sociales constituant l’électorat des Partis de Gauche, à savoir les classes moyennes et l’aristocratie ouvrière dont il faut capter le vote pour espérer s’introduire dans les hautes sphères de l’appareil d’Etat lorsque les circonstances s’y prêtent, les mouvements revendicatifs et les organisations syndicales pouvant être instrumentalisés pour atteindre ce but. Et c’est là que réside la raison d’être d’un certain nombre des mythes réducteurs qui véhiculés, incorporés, restreignent la portée du combat à mener contre le capitalisme.

Ces mythes entretiennent l’illusion que le système aménagé peut revêtir un visage humain. Et selon les périodes, il suffirait de supprimer les « féodalités financières » (1840), « d’abattre le mur de l’argent », de se débarrasser des « 200 familles » ou encore de « mettre la main sur les trésors cachés des entreprises », « faire payer les riches ». Et si « la croissance agrandit le gâteau », il convient de « mieux le partager » car comme disait Léon Blum « la prospérité est la mère du socialisme » et l’expansion coloniale se justifie si elle est humaine et apporte un mieux être aux métropolitains. A d’autres périodes, lorsque les couches moyennes traditionnelles ou nouvelles sont brimées dans leurs aspirations culturelles ou sociétales, le credo de la Gauche aura pour cibles restreintes, « la France colonisée par les USA » ou la fascisation de l’Etat qui appelle soit de revivifier l’exception culturelle de la France, soit la démocratisation d’un Etat dont la nature de classes est occultée. Ces formules entretiennent d’une part l’illusion d’une économie qu’il suffirait de moraliser pour qu’elle soit mieux gérée et, ainsi, « au service de l’Homme », les classes et les antagonismes qui les opposent ayant disparu. Dans cette hypothèse, tout débat sur le système socialiste en tant que projet est interdit. D’autre part, le ressort de toute transformation sociale, à savoir la lutte des classes, dans sa dimension politique se réduit à sa dimension économique et la prise de conscience à une prise de parti pour la Gauche électoraliste, bref à la délégation de pouvoir vis-à-vis de ceux qui n’aspirent qu’à s’introduire dans l’appareil d’Etat en prétendant mieux le gérer au profit des classes populaires. En fait, leur entrée dans les dispositifs étatiques ne fait que traduire des failles dans la domination hégémonique de la classe dominante, elle-même consciente de la nécessité de se restructurer autour d’alliances nouvelles[4]. Enfin, à moins de perdre toute influence sur ses bases électorales, ce qui ne peut advenir qu’en cas de crise révolutionnaire, la Gauche doit, ne serait-ce que temporairement, répandre la croyance qu’elle seule peut répondre aux aspirations populaires. Pour illustrer cette thèse, quelques exemples sur la survenance des réformes sociales consenties par le système suffiront à montrer que les classes dirigeantes, elles-mêmes, y avaient intérêt.

La lutte des classes et les nécessités structurelles du capitalisme

Si la nécessité de taxer le capital fut l’une des revendications portée par les salariés afin d’améliorer leur sort, cette redistribution des richesses ne va pas de soi pour les classes dominantes à moins qu’elles n’y consentent par intérêt ou pour faire cesser la pression qui s’exerce sur elles.

Ainsi, ce n’est qu’à la veille de la guerre 14-18, dans le cadre d’un affrontement prévisible avec le capitalisme allemand, et de l’effort financier à consentir pour le préparer, qu’un certain nombre d’impôts furent votés. Ce n’est qu’en mars 1914, donc tardivement, qu’est institué l’impôt foncier, et en juillet de la même année que le Parti Radical fit admettre le recours à l’impôt progressif sur le revenu. Inversement, c’est sous la contrainte, non pas des Partis de Gauche installés au Gouvernement, mais bien des luttes grévistes et des occupations d’usines qu’en juin 36 le patronat cède aux revendications. Le programme des partis de Gauche n’envisageait nullement d’accorder des augmentations de salaires ou la semaine des congés payés. Et s’il faut savoir terminer une grève (Thorez) c’est bien pour éviter que la lutte des classes ne prenne une tournure insurrectionnelle incontrôlable pour ceux qui se sont installés au sommet de l’Etat. La politique de non intervention en Espagne, dans le cadre des ambiguïtés propres à l’antifascisme, viendra confirmer l’option de statu quo choisie dans le cadre des rapports de forces de classes tant franco-françaises que sur le plan international.

La parenthèse keynésienne-fordiste, qui s’ouvre après la 2ème guerre mondiale, diffère des exemples précédents en ce sens où elle obéit à la fois à une nécessité structurelle du capitalisme de se reconstruire et au « danger » auquel il doit faire face. La crise de 29-30, la montée du fascisme et la guerre appellent à une reconstruction-régulation du capitalisme pour éviter que se réenclenche un processus de même type. Toutefois, ce choix s’opère sous la contrainte, celle de contenir les aspirations des salariés et la volonté des militants (programme du Conseil National de la Résistance). Cette double contrainte s’exerce sur une classe dominante affaiblie par sa collaboration avec le fascisme. En outre, la reconstruction du capitalisme sous la forme d’un « Etat social » redistributeur implique le consentement des masses, l’acceptation de « se retrousser les manches » afin que sous d’autres formes l’exploitation capitaliste puisse perdurer tout en se modernisant. L’Etat n’est pas seulement « social » (sécurité sociale …) mais interventionniste pour refonder le capitalisme français (nationalisations, planification), au profit des classes dominantes, d’autant que l’avance de capital à consentir est énorme, d’où le recours au plan Marshall.

Toutefois, la Gauche dite socialiste n’a jamais abandonné l’idée d’un capitalisme libéralisé. Elle n’y a été contrainte que pour développer son influence sur l’électorat populaire et combattre les partisans d’un capitalisme d’Etat (PCF). En effet, des contradictions sont apparues au sein des classes dominantes sur la manière de reconstruire, après guerre, le capitalisme français. Les hésitations sur les choix à opérer : garder l’empire colonial ou s’en défaire dans les meilleures conditions, moderniser l’appareil de production à marche forcée ou non, quitte à lâcher les classes moyennes traditionnelles, libérer ou non le capitalisme « social » des contraintes étatiques et réglementaires. La gestion de ces hésitations renvoie à l’instabilité de la 4ème République, au poids important du PCF, à la vigueur du mouvement ouvrier et à la solution bonapartiste trouvée qui oppose gaullistes et communistes tout en les rassemblant dans le compromis fordiste accepté et dans la volonté de contenir l’hégémonie états-unienne.

Mais, très tôt, les socialistes ont été les précurseurs du libéralisme à restaurer sous l’égide de la puissance US. Dès les années 50, c’est André Philippe de la SFIO qui préconise la construction de l’Europe par l’économie sous le prétexte de « l’instauration d’une vraie concurrence au bénéfice des consommateurs »[5]. Les réflexions de ce précurseur séduiront et seront reprises par Jean Monnet. Cet activiste de l’Europe du Capital sera l’un des acteurs favorisant la signature du premier Marché Commun, celui du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, avec le traité de Rome, s’installe le Marché Commun qu’approuve la Gauche atlantiste. Les débats sur la Communauté européenne de Défense (CED) prouvent que cette Gauche, sachant les USA enlisés dans la guerre de Corée, est prête à tout pour contribuer, dans le cadre de l’Europe, à la défendre pour soulager l’ami américain. La vive réaction du PC et surtout l’opinion hostile au réarmement de l’Allemagne signeront finalement l’échec de ce projet.

Quand De Gaulle condamnera l’Europe supranationale en 1962, et surtout lorsqu’il dit NON à l’entrée de la Grande Bretagne qu’il qualifie de « cheval de Troie » des USA, les socialistes s’en indignent. Toutefois, lorsque Pompidou se prononce pour l’admission de l’Angleterre, la SFIO s’abstient (le PC vote contre). C’est qu’il convient désormais de faire face au discrédit de cette organisation politique dite socialiste qui n’est plus que l’ombre d’elle-même et de s’atteler à sa refondation. Compromis dans les guerres coloniales et les politiques anti-populaires menées sous la 4ème République, le nouveau Parti ne peut émerger qu’à certaines conditions. Outre l’équation personnelle de Mitterrand (cet ancien Vichyste rallié tardivement à la Résistance et au social), l’adoption d’une nouvelle rhétorique de rupture d’avec le capitalisme s’impose, tout comme l’alliance incontournable avec le PCF et donc l’abandon d’un verbiage anticommuniste et atlantiste. Mais la concession la plus difficile devait être l’adoption de mesures visant à rétablir une forme de capitalisme d’Etat, lui-même en train de tomber en désuétude avec les libéralisations déjà introduites par Pompidou et Giscard d’Estaing. D’autant qu’avec Thatcher, puis Reagan, la « contre révolution » libérale était en marche. D’où les controverses entre PC et PS sur l’actualisation du programme commun où la Gauche socialiste tentait, avec plus ou moins de succès, de revenir sur les concessions octroyées à leur allié-concurrent qui, déjà, s’affaiblissait.

Mais, ce qu’il importe de rappeler, en dehors du processus d’Union de la Gauche et de la brève parenthèse de 1981 à 1983, c’est la rapide conversion de la Gauche socialiste au credo du libéralisme, l’espérance … européenne se substituant au socialisme pour « changer la vie » au profit des gagnants du style Tapie. Sous couvert de « l’économie mixte », Delors et Bérégovoy privatisent le système bancaire, les entreprises publiques, développent la Bourse et entament la privatisation des services publics, ce qui sous l’ère Jospin, vaudra ce cri du cœur des Echos « Ah ! si tous les Gouvernements de Droite privatisaient aussi bien que la Gauche ». Cette période est riche d’enseignements, notamment vis-à-vis de ceux qui entretiennent ou sont victimes d’illusions que le Parti socialiste diffuse sur sa véritable nature.

Ce que la Droite ne peut pas faire, la Gauche le fait

Dès 1981, le débat sur le tournant à opérer est présent dans les plus hautes instances. En septembre de cette même année, Jacques Delors, ministre de l’économie et des finances et Fabius, ministre du budget[6], envisagent la réforme de la Bourse, afin de « faire face aux besoins de financement qui s’accroissent, sans création monétaire, en s’appuyant sur l’épargne financière plutôt que sur les crédits bancaires » contrôlés par l’Etat en cette période de nationalisations. Ce prétexte anti-inflation masque la volonté d’assurer l’essor des marchés financiers et l’organisation du retrait de l’Etat en matière d’intervention dans l’économie. En supprimant les prêts d’Etat subventionnés orientant le développement économique, il s’agit d’inciter les entreprises à trouver des capitaux à la Bourse, sur les marchés financiers. En janvier 1984, le statut des établissements de crédits est modifié pour favoriser la concurrence, la libéralisation de la Bourse intervenant en 1985. La politique de rigueur mise en œuvre en 1983 entame le grignotage des augmentations de salaire obtenues. Le Financial Times félicite le Gouvernement français qui « adopte une attitude toute capitaliste en ce qui concerne le développement nécessaire de la Bourse ». C’est Bérégovoy, 1er ministre, qui met en œuvre cette politique de «désinflation compétitive », d’austérité salariale et de limitation des dépenses publiques. De 1985 à 1989, le contrôle des changes est démantelé, les capitaux peuvent circuler librement hors des frontières. Au nom de la conception qu’il se fait de la liberté, il avoue servir ses véritables maîtres : « la France a une longue tradition de dirigisme et d’interventionnisme étatiques, les entreprises s’en plaignent, il faut donc favoriser une plus grande mobilité du marché financier et une concurrence plus vive ». La finance spéculative peut se déployer. En 1986, des taux d’intérêt dépassent 6 %. Entre temps le traité de Maastricht, malgré une minorité hostile au PS, a été approuvé, et ce, malgré l’opposition du PC et de souverainistes de Droite. En juin 1988, la Cotation Assistée en Continu (CAC) a été inaugurée au moment précis où est adoptée la directive européenne portant libéralisation totale des capitaux. Le Gouvernement Mitterrand-Bérégovoy l’applique avec zèle en décembre 1989. La capitalisation en Bourse bondit : elle passe de 5 % du PIB à 20 % en 1986. La Droite peut revenir au pouvoir car, comme le reconnaîtra plus tard Pascal Lamy, en ce temps-là conseiller du 1er ministre Bérégovoy : « la Gauche devait le faire parce que ce n’est pas la Droite qui l’aurait fait ». Sans rappeler tous les épisodes qui ont suivi, signalons le zèle du Gouvernement Jospin qui privatisera massivement (pour 40 milliards €) et qui, après une courte embellie de croissance, restera le 1er Ministre de l’exclusion et du chômage. Quant aux 35 Heures, elles assureront surtout le gel des salaires, la pénibilité accrue du travail et sa précarisation. Le PCF, tout en rechignant, accompagnera cette « Gauche plus rien » dont il faisait partie, pour tenter de conserver une influence déclinante et des élus. Arrimé au char des sociaux-libéraux, il est soutenu par eux « comme la corde soutient le pendu », avant que le nouveau tournant au Centre qui s’annonce avec Bayrou ne l’étrangle définitivement s’il ne rompt pas ses alliances électorales pour éviter de suffoquer.

Eléments de conclusion

La crise économique et sociale que nous connaissons réintroduit la nécessité de la transformation révolutionnaire d’autant qu’elle se double d’une crise écologique majeure. Néanmoins, non seulement la pratique mais aussi la théorie sont en retard par rapport au processus en cours. Les luttes restent défensives, le prolétariat émietté, divisé (CDI, chômeurs, intérimaires, précaires) et demeurent les illusions entretenues, soit sur l’impossible retour aux Trente Glorieuses idéalisées soit sur les bienfaits supposés de l’actionnariat populaire. Par ailleurs, faute d’alternative inscrite dans le mouvement social, la situation anxiogène peut conduire soit à la résignation soit à des révoltes ou des flambées de colère circonscrites ou réprimées. L’intellectuel collectif à construire nécessite beaucoup d’efforts non seulement parce que la tendance persiste, à jeter le bébé avec l’eau du bain, l’apport marxiste avec sa vulgate repoussante, mais également la réalité d’une division mortifère de ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême Gauche qui pâtit elle-même d’insuffisances théoriques dommageables. En tout état de cause ce que nous avons voulu suggérer par ces articles, c’est pour le moins que la construction d’une force révolutionnaire doit nettement se démarquer des Partis Gauche ; en l’état actuel du rapport de forces aucun compromis n’est possible avec le Parti socialiste. Tout doit être fait pour réduire son influence parmi les classes populaires. Rappeler les politiques qu’il a mises en œuvre c’est faire preuve de salubrité publique. Elles ont permis le retour de la Droite ; ce dont les éléphants du PS se plaignent n’est que la résultante des politiques, y compris sécuritaires, qu’ont mises en oeuvre Mitterrand, Bérégovoy, Fabius, puis Jospin et consorts.

Gérard Deneux


[1] 1972 : date de signature du Programme Commun. 1983 : mise en œuvre d’une politique dite d’austérité qui inaugure le tournant libéral du PS

[2] lire à ce sujet l’article d’Alain Bihr « Mai-juin 68. Epicentre d’une crise d’hégémonie » paru dans le n° 8 de Intervention

[3] « Quand la Gauche essayait » de Serge Halimi – éd. Agone

[4] lire l’article d’Alain Bihr cité au 2

[5] pour en savoir plus sur la construction de l’Europe, lire « L’Europe sociale n’aura pas lieu » de F. Denord et A. Schwartz – éd. Raisons d’agir

[6] l’argumentation qui suit s’est inspirée de l’article de Pierre Rimbert – Monde Diplomatique d’avril 2009