jeudi 23 avril 2009

Discours d’Ahmadinejad à la conférence Durban 2... les craintes de l'Occident.

La conférence sur le racisme organisée à Genève, sous l'égide de l'ONU et baptisée Durban 2 vient d'être le théâtre d'une pantalonade dont l'Occident semble être devenu spécialiste.


Au préalable, nous tenons à préciser que nous ne cautionnons en rien la politique du gouvernement iranien, ni les possibles postures électoralistes du Président Iranien. Nous avons suffisamment de probité en matière d'analyses et critiques des manœuvres dont font usage les différents acteurs politiques mondiaux de toutes obédiences philosophiques confondues, manoeuvres destinées à assurer leur maintien au pouvoir. Nous croyons bon d'ajouter que les "positionnements idéologiques" dus à la proximité d'échéances électorales ne sont jamais l'apanage des hommes politiques occidentaux ... Ce n'est pas Monsieur Sarkozy qui nous contredira.

Ceci étant dit, le discours d'Ahmadinejab est une synthèse de l'état de déliquescence dans lequel se trouve le monde contemporain. Il démontre de manière éclatante que le fossé entre le Nord et le Sud ne cesse de se creuser. D'ailleurs, au cours du discours du Président Iranien, les représentants des Occidentaux, en signe de protestation, n'ont rien trouvé de mieux que de sortir de la salle de conférence, plutôt que de se confronter aux déclarations faites à la tribune et ensuite y répondre. Cette démission ne peut être interprétée que comme une preuve de mépris vis à vis des populations de ce que l'on appelait autrefois le « tiers monde ». Cette rancoeur accumulée et son expression au travers des diatribes iraniennes semblent déstabiliser et gêner le camp de « la civilisation ».

Le lien suivant permettra de bien appréhender les événements. Un travail de traduction a été mené et autorise une prise de connaissance complète des déclarations du Président Iranien. Elles sont comparées ensuite aux versions officielles onusiennes ou relatées dans la presse.

http://www.legrandsoir.info/article8456.html

Qu’a-t-il dit d’inadmissible pour la bonne conscience européenne ? Que l’Etat juif imposé par les grandes puissances au sortir de la 2ème guerre mondiale est un Etat raciste qui n’admet que les Juifs, et encore, en premier lieu, d’abord, ceux qui viennent de l’Occident. Qu’à l’évidence, il s’agit d’une entreprise de colonisation qui n’hésite pas à commettre des crimes de guerre pour assurer son expansion et refouler le peuple palestinien dans des ghettos. Cet apartheid, ces crimes de guerre, ce racisme d’Etat ont été maintes fois dénoncés, y compris par des Israéliens. Que ce soit le leader de l’Etat iranien qui le dise, cela est intolérable pour ceux qui se veulent les bons apôtres de la paix alors même qu’ils sont les fauteurs de guerre. Que des pays comme le Venezuela, la Bolivie … contestent cette bien-pensance hégémonique et ils sont traités de populistes, de dictateurs, voire pire encore. La réalité du débat qui s’est déroulé lors de la conférence de Genève est tout autre que celle présentée par les médias : Ahmadinejab a été largement applaudi : c’est le sionisme et ses fondements racistes qui furent conspués.

Qu'Ahmadinejab soit antisémite et négationiste, on peut légitimement le penser. Que dans son discours, quoi qu'empreint de concepts religieux forts marqués, il ait stigmatisé l'ensemble des contradictions historiques et politiques dont se sont rendus coupables les Occidentaux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c'est une évidence. Que les représentants européens se soient sentis « gênés » et n'aient trouvé autre chose que la fuite au titre d'argumentaire de contradiction, est révélateur du « divorce consommé » entre riches et pauvres. Cela devrait être la source d'inquiétudes majeures pour nous. Que les laissés pour compte de la croissance (aujourd'hui déclinante) se manifestent et se hasardent à la critique sévère, nos délégués ne le supporteraient pas. Comme à l'accoutumée, nous nous sommes posés en censeurs, juges de ce qu'il convient de dire et de ce qui tient de l' inadmissible, Ahmadinejab, par son propos, ne doit que nous interpeller, même si certaines de ses déclarations méritent largement une discussion substantielle. Que nous assistions peut être à la naissance d'un « nouveau tiers mondisme » n'est pas à négliger et que cette éventualité soit une source d'inquiétude pour les puissants de ce monde est une possibilité. Dans tous les cas, le climat géopolitique mondial du moment est l'illustration des conséquences de nos politiques colonialistes et des conflits initiés au nom du fameux « choc des civilisations ». Nos délégués auraient dû sans doute lire le dernier livre de Jean Ziegler, « la haine de l'Occident ». Ils auraient pu ainsi mieux se préparer aux déclarations d' Ahmadinejab et esquisser un argumentaire contradictoire.


Gérard DENEUX & Hervé COUPERNOT

mercredi 22 avril 2009

Eléments d’histoire de la Gauche en France (3)

Laïcisme et « civilisationisme » de la Gauche

Certains mythes entretenus ont la vie dure, surtout lorsqu’ils sont recyclés selon le contexte dans lequel ils sont réanimés. Ainsi dans les précédents articles, j’ai évoqué le républicanisme, cache sexe inusable du légalisme institutionnel, et ce, malgré les transformations constitutionnelles, les évolutions et régressions législatives et réglementaires. Car, pour la Gauche institutionnelle, il s’agit toujours quelles que soient les possibilités réelles ou imaginées, de se couler dans le moule de l’appareil d’Etat de la classe dominante, pour le faire fonctionner à son profit, malgré les coups d’Etat permanents1, malgré la nature des exigences dictatoriales des forces réactionnaires2. Autres mythes présentés comme des valeurs incontournables valant certificat de progressisme, la laïcité et l’école républicaine, ainsi que les vertus supposées inhérentes à la « Grande France », patrie des Droits de l’Homme civilisé. Au regard des motivations qui les ont portées et qui les soutiennent toujours, ces spécificités nationales, face aux faits qui les contredisent, sont plus que douteuses. Surtout et d’autant plus lorsque les acteurs qui s’en revendiquent se proclament hommes de progrès, de Gauche. En fait, le personnel politique est toujours à l’image du rapport de forces de classes qui le détermine, et ce, malgré la liberté de pensée dont il se réclame.

C’est en effet, pour notre propos, dans la nature et l’évolution du conflit qui oppose la bourgeoisie républicaine aux représentants de l’ancienne société aristocratique qu’il faut chercher les ressorts de l’âpreté du combat laïque en France. Dès que la suprématie des premiers fut assurée, la laïcité sera relativisée ou plus précisément reniée ou réactivée pour faire diversion aux contradictions sociales.

I – Le laïcisme comme moyen d’assurer l’hégémonie de la bourgeoisie

Comme évoqué3, la bourgeoisie française, pour assurer sa domination a dû combattre le poids du monarchisme, des propriétaires fonciers et de l’Eglise présente, non seulement dans l’appareil d’Etat mais surtout dans tous les interstices de la société française. C’est ce qui explique, en partie, la virulence des révolutionnaires de 1789 qui, proclamant la liberté de conscience, s’opposent frontalement à la croyance religieuse et à ses institutions catholiques. Ils se radicaliseront jusqu’à l’instauration éphémère d’une nouvelle religion « laïque » ( ?), celle de l’Etre suprême. Sous d’autres formes l’Empereur Bonaparte poursuivra ces tentatives d’assujettissement de l’Eglise à sa propre grandeur sacralisée. La Monarchie restaurée (Louis XVIII, Charles X) démontrera que l’hégémonie de la bourgeoisie est loin d’être assurée tant le poids de l’Eglise catholique reste particulièrement puissant.

Cette lutte, la 3ème République va la poursuivre et ce qui va réunir la Gauche des radicaux aux socialistes, l’anticléricalisme, va lui donner les moyens d’une séparation définitive de ce qui est du domaine du temporel que la bourgeoisie ne peut partager, avec ce qui reste du domaine spirituel. La forme idéologique de combat entre des fractions de classes permet de marginaliser, d’ignorer pour la première fois, l’appui du peuple devenu trop dangereux (1831, 1848 et surtout 1871). La bourgeoisie républicaine peut seule mener cette bataille sans l’appoint des forces populaires si ce n’est sous la forme d’un consentement passif. En 1905, la séparation de l’Etat et de l’Eglise sera instituée.

Mais, au-delà de la proclamation juridique de ce principe, il s’agit d’arracher les masses, tout particulièrement paysannes, à l’influence de l’Eglise. L’enjeu en est l’enseignement dispensé. Les écoles laïques républicaines doivent se substituer aux institutions religieuses jusque et y compris dans le moindre village le plus reculé. Les lois de Jules Ferry (1881, 1882) n’ont pas d’autres motivations : la scolarité gratuite et obligatoire dans le primaire puis dans le secondaire a pour but de « réconcilier la supériorité numérique avec la supériorité intellectuelle de la classe dominante et de former (par conséquent) des citoyens respectueux des institutions républicaines (réellement existantes) par l’éducation civique et morale » (contre celle diffusée par le clergé)4. Cet objectif n’a rien de commun avec la fameuse « égalité des chances », autre mythe inventé par la Gauche républicaine, pour justifier l’école qui, comme le montre Bourdieu, n’est qu’un appareil qui, pour l’essentiel, reproduit les divisions de classes, tout en permettant à une fraction infime des classes populaires d’accéder à l’élite. Cette proclamation à caractère idéologique détourne du combat de classes en focalisant les énergies sur la « démocratisation » de l’enseignement. Des mesures institutionnelles facilitant l’accès à l’enseignement supérieur, par exemple, ne peuvent se substituer au combat d’idées contre la pensée dominante. Par ailleurs, la lutte pour l’égalité réelle n’est pas, bien évidemment, une question de chances qui augureraient des mesures réglementaires.

Pour en revenir au combat initial mené par les Gauches, force est de constater son caractère d’abord anticlérical et son fondement économique, celui permettant aux ruraux pratiquant le patois d’accéder aux rudiments de l’instruction et du français, afin de développer plus efficacement les forces productives industrielles. La conscription jouera un rôle équivalent par le brassage des populations tout en diffusant des visions patriotiques, chauvines et colonialistes. S’agissant de la laïcité, le petit père Combes5 et ceux qui lui succèderont s’attireront les foudres du Vatican dont les effets ne s’atténueront véritablement qu’à partir de 1926. Cette année là, Pie XI condamne l’Action française, ce néo royalisme maurrassien. Commence à s’ouvrir, dès lors, un espace permettant l’émergence d’une Gauche chrétienne puis ouvrière, et ce, surtout après 1945. Un compromis instable est donc trouvé avec les forces vaincues de la réaction catholique. Elle retrouvera une nouvelle vigueur lors de l’instauration du régime de Vichy.

Entre temps et ensuite, oubliant l’origine de son affrontement, la classe dominante, selon les opportunités, oscillera entre reniements et diversions. Les repères historiques qui suivent illustrent cet opportunisme de circonstance. Et pour la Gauche de Gouvernement, ce qui importe lorsqu’elle accède aux commandes de l’Etat, c’est de remplir cette fonction de cohésion du bloc hégémonique en s’assurant les bonnes grâces de l’électorat y compris le plus réactionnaire.

Ainsi, Léon Blum, communiant avec la France catholique, n’hésite pas, pour l’intronisation du 20ème anniversaire du Pape à se rendre à la nonciature. Le 8 juillet 1937, il récidive en recevant le légat du Pape avec tous les honneurs dus à un chef d’Etat, lors de l’inauguration de la Basilique de Lisieux.


Ceux qui s’effraient des simagrées papales de Sarkozy ont oublié cet épisode, encore que le temps où Jack Lang subventionna cette même basilique n’est pas si lointain, ni l’année 1980 où Michel Rocard accueillit Jean Paul II, en ces termes, en Alsace « Très Saint Père, je vous accueille en cette terre concordataire ». Certes, la loi de 1905 n’y est pas appliquée, la Gauche souffrant cette exception et oubliant son article 2 qui pourtant exclut toute dérogation : « La République ne reconnaît, ne salarie aucun culte. Tout séjour de personnalités politiques du Vatican est jugé inacceptable si le motif du voyage n’est pas purement diplomatique ». En l’occurrence, essentiellement prosélyte, il n’en possédait aucun.

Dans le contexte actuel marqué par la marginalisation de l’influence du catholicisme, la nécessité pour la Gauche de compromission de conserver l’électorat laïque, présent surtout dans l’enseignement, l’amène à pratiquer des surenchères « laïcardes » pour mieux faire diversion face aux problèmes sociaux qu’elle se refuse à appréhender.

Ainsi, en 1982, la politique d’austérité à mettre en œuvre, est occultée par la guerre scolaire rallumée avec vigueur. L’opposition entre le public et le privé s’effectue en lieu et place de la « guerre de classes ». Et ce, alors même que le Conseil constitutionnel avait posé le principe fondamental de la liberté de l’enseignement dans le cadre du contrat d’association, l’Etat s’assurant ainsi le contrôle du contenu de l’enseignement dispensé et celui de la formation des maîtres. La polémique et l’agitation gouvernementale autour du refus de financer le privé provoque une mobilisation massive. En avril 1982, il se clôt par une manifestation monstre de 2 millions de personnes, l’école « libre » alignant pour sa part le 24 juin, 1 million de protestataires. Ces mises en scène et la comparaison de ces cohortes masquent le tournant de la rigueur mais ne reflètent pas l’évolution de l’opinion qui désapprouve l’instrumentalisation de la laïcité et de la scolarisation. En effet, non seulement 40 % des élèves effectuent un passage dans le privé du fait même des carences du service public, mais surtout, dans ce combat pour la liberté aliénée, la Droite en sort symboliquement victorieuse : le texte de la loi Savary est retiré, la ministre démissionne.

Bien après, les vociférations du Premier Ministre Mauroy contre les prétendues grèves islamistes, stigmatisant les OS maghrébins, surgit dans le même esprit de diversion, en juillet 2003, « l’affaire dite du foulard islamiste ». Savamment orchestrée du haut des sommets de l’Etat et par les médias, elle a pour fonction de lancer la militance « laïcarde » dans un pseudo combat progressiste, contre un ennemi imaginaire, le fondamentalisme musulman qui menacerait la République et l’école. La campagne médiatique contre les grands frères machistes et les filles asservies s’intensifie malgré les mises en garde. L’appel de militants laïques et féministes de renom, tels Maître Henri Leclerc de la Ligue des Droits de l’Homme, du philosophe Etienne Balibar, de Pierre Vidal Naquet, n’est pas entendu. Ils s’insurgent contre l’expulsion d’élèves, leur message est on ne peut plus clair : « C’est en accueillant les jeunes filles voilées à l’école laïque qu’on peut les aider à s’émanciper alors que l’exclusion les voue à l’oppression ». A l’inverse, Fabius, Mauroy, Georges Sarre et bien d’autres politiciens orchestrent une vive campagne islamophobe en prétendant que le port du voile par quelques filles, que ce phénomène marginal donc, porte atteinte à la liberté de conscience, à la République, comme si la France était en passe d’être submergée par des « barbus » prosélytes. En fait, ils jettent l’opprobre contre les révoltes des quartiers populaires, en y cherchant des boucs émissaires et, par là même, en important la guerre des civilisations prônée par Bush. Cette manipulation de l’opinion, cette diffusion de la peur de l’Autre s’articule avec des dispositifs sécuritaires visant les nouvelles classes dangereuses car le ver de la misère est dans le fruit du capitalisme débridé qui fabrique chômage, précarité et délinquance. Ce radicalisme bourgeois n’est d’ailleurs qu’un anticléricalisme univoque qui s’accommode de mansuétude pour l’Etat juif des sionistes, du port de la kippa et passe sous silence la prolifération des groupes évangélistes. Ce qui gît derrière ces apparentes omissions c’est bien une vision impériale de l’Occident et de l’Europe blanche et catholique. Les débats autour du prétendu apport civilisationnel du catholicisme qui devait être introduit dans la Constitution européenne en font foi. Et que dire du silence gêné face aux saillies de Benoît XVI contre le recours aux préservatifs en Afrique face à la pandémie du Sida ? Certes, quelques âmes bien pensantes se sont émues en termes pieux contre la réintégration d’un évêque négationniste …

Un gouffre sépare le laïcisme de notables pro atlantistes et européocentristes de la « laïcité prolétarienne » telle que la définissait Marceau Pivert6 : « Cette protestation permanente d’une classe (ouvrière) contre toutes les classes qui tendent à la paralyser » ou celle de ceux qui, dans la lignée de Karl Marx, savent que la religion contre les cléricatures temporelles est, malgré tout, la protestation de « l’âme d’un monde sans âme », « l’esprit dans un monde sans esprit », cette « vallée des larmes » d’où surgissent des Thomas Munzer7, les partisans de la libération de l’Irlande, de la théologie de la Libération, de la Gauche anticolonialiste. Le sectarisme « laïcard » n’est pas en mesure d’être la trame de l’unité ouvrière et populaire.


II – Le « civilisationisme » de la Gauche expansionniste et colonialiste

Lors de l’instauration de la 3ème République, après l’écrasement de la Commune, la bourgeoisie, face à l’Allemagne unifiée de Bismarck, est confrontée à un véritable défi. Affaiblie par la défaite de Napoléon III à Sedan, privée de l’Alsace Lorraine, elle se doit d’assurer le développement économique et industriel de la France du capital face aux concerts d’autres nations européennes concurrentes. Comment assurer la « revanche », préparer la reconquête des provinces perdues, devancer l’ennemi prussien. Ces questionnements vont enflammer les débats parlementaires. Le Clemenceau de l’époque va s’opposer à Jules Ferry. Ces deux personnages sont représentatifs des joutes qui confrontent ceux qui refusent de verser le sang français dans les colonies en vue de le préserver pour la revanche à ceux qui, s’appuyant sur l’exemple britannique, prétendent qu’il convient d’abord de construire « la plus grande France » pour s’assurer de récupérer l’Alsace et la Lorraine. Toutefois, ces deux fractions du personnel politique de la bourgeoisie sont d’accord sur un point essentiel : le développement industriel doit s’assurer sans heurts et, pour ce faire, les éléments perturbateurs, indésirables doivent être exilés en terres lointaines. A l’exemple de Louise Michel, ils seront déportés en Algérie, en Nouvelle Calédonie …

L’entreprise coloniale expansionniste est lancée, les partisans de la revanche attendront. Avec Jaurès à leur tête, les socialistes vont se rallier à l’engouement civilisateur en invoquant l’humanisme dont ils seraient porteurs avant, bien plus tard et pour des raisons analogues, de faire valoir le droit d’ingérence. Pour fixer des repères illustratifs à la dérive colonialiste et /ou impériale de la Gauche, il y a lieu de distinguer la période d’avant 1945, de celle qui lui succède. Auparavant la démystification de la figure de Jaurès s’avère utile comme pour souligner que dans l’histoire du mouvement ouvrier rien n’est joué d’avance en matière de lutte d’idées.

Jaurès ou le social-impérialisme

Bien que les Versaillais semblaient avoir brisé pour longtemps les tentatives d’organisation autonomie de la classe ouvrière après l’écrasement de la Commune de Paris, une dizaine d’années lui suffise pour qu’elle resurgisse tout en restant d’abord extrêmement divisée sur ce qu’il était possible d’entreprendre. Entre les Possibilistes, partisans d’un socialisme municipal qui s’étendrait progressivement, et les Allemanistes prônant non seulement la fédération des communes, l’indépendance syndicale mais également la grève générale insurrectionnelle, le désaccord est total. Tout comme il l’est d’une part entre les Vaillantistes se revendiquant de Marx et de Blanqui, acquis à la tradition « putschiste » des barricades sur le modèle des journées de 1830, 1848, voire de la Commune et, d’autre part, les Guesdistes qui, plus dogmatiques, entendent gagner en influence par une plus lente implantation politique et syndicale. Tous ces partis8 à l’implantation limitée, refusent les aventures coloniales pour deux raisons : par pacifisme surtout mais pour rester fidèles par ailleurs au principe selon lequel « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre ». Avec la fusion de ces différents groupes au sein de la SFIO et, sous l’influence notable de la Fédération des socialistes indépendants conduite par Jaurès, la donne va progressivement basculer. Le poids des parlementaires « socialisants » de ladite Fédération n’est pas anodin.

Le Congrès constitutif de la SFIO, en 1903, procède donc à l’unification des différents courants, il se proclame Parti de lutte de classes, affirme ses refus : non aux crédits de guerre et aux conquêtes coloniales, non à la participation à un gouvernement bourgeois. Mais, dès 1908, au 2ème Congrès, les « socialistes indépendants » font sentir leur influence. La SFIO se présente comme un parti réformateur par voie électorale ce qui ne manque pas d’accroître les tensions avec les anarcho-syndicalistes présents et majoritaires dans le mouvement syndical.

Jaurès, quant à lui, connaît une évolution singulière représentative en fait du peu d’indépendance des parlementaristes socialisants vis-à-vis des visées expansionnistes de la classe dominante. Pro-colonial en 1885, estimant avec nombre de ses contemporains qu’il faut civiliser « les peuples enfants », il vote les crédits de guerre pour le Tonkin. En 1889, devenu « socialiste », il provoque un beau tollé à l’Assemblée Nationale en demandant que la citoyenneté soit accordée à tous les Arabes d’Algérie. Cette voix iconoclaste dans le marigot politicien reste colonialiste car comme elle l’affirme « il ne faut pas dépouiller la France ». Au Congrès constitutif de la SFIO, fidèle gardien desdites dépouilles, il se prononce pour une « politique coloniale humaine et cohérente » car « la France a le droit d’avoir des débouchés lointains » pour « permettre une hausse des salaires » dans la métropole. Cette position social-impérialiste préfigurant clivages, évolutions et retournements, avant, comme après 1945.

De 1905 à 1945. Au sein d’un colonialisme dominant la brève période anticolonialiste

A l’aube du 19ème siècle, le sort des colonisés préoccupe peu. L’humanisme, tout en réprouvant les excès, cautionne l’expansion coloniale. Certes, la Ligue des Droits de l’Homme dénonce crimes et illégalités au Congo belge (recours au travail forcé) ainsi que les massacres au Maroc (1908). Mais il est inenvisageable de revendiquer les mêmes droits pour les indigènes, ceux-ci sont réservés à l’homme blanc. Dans ces avancées les plus osées, tout juste convient-il de réclamer de l’Empire paternel qu’il « aide les colonisés à se gouverner eux-mêmes», pour l’avenir. Quant aux socialistes, ils se doivent d’entretenir leur capital électoral parmi les colons qui se caractérisent par leurs comportements racistes à quelques exceptions près. Tout juste conviennent-ils avec d’autres civilisateurs qu’un droit d’accès à la citoyenneté française doit être accordé aux indigènes les plus méritants, « comme récompense pour service rendu à la nation » pour autant qu’ils sachent lire et écrire. Etrange continuité de l’Histoire où l’on retrouve aujourd’hui, sans papiers, sans droits, à qui, pour les en munir, l’on fait passer des tests du « bien parler ».

La guerre 14-18, comme un coup de tonnerre, va mettre à rude épreuve les belles âmes humanistes. Les travailleurs coloniaux enrôlés dans l’industrie de guerre, d’autres indigènes en première ligne servant de chair à canon, ne sont plus des réalités lointaines, les exactions se déroulent sur le sol de France. Les illusions sur la supériorité des blancs de France s’effondrent. La Révolution bolchevique de 1917 et l’appel à la libération des peuples coloniaux vont perturber la Gauche bien pensante. Parmi les 21 conditions pour rejoindre les rangs du communisme lors du Congrès de Tours (1920), figure le soutien aux luttes de libération nationale. Les pro-coloniaux sont exclus. En 1924, contre la guerre du Rif, en soutien à l’insurrection menée par Abd El Krim, le jeune Parti communiste mène dans tout le pays une agitation politique exemplaire et appelle à la grève générale qui sera une demi-réussite. La défaite d’Abd El Krim (1926) sonne le glas de cette brève période flamboyante des communistes. D’ailleurs, la bourgeoisie se déchaîne contre eux : leurs pressions, leur refus de voter les crédits de guerre, leur condamnation des socialistes sont intolérables. On les accuse d’être des « anti-patriotes », « les communistes voilà l’ennemi ». Quant à la Gauche socialiste, elle prêche « l’humanisme colonial », prône «l’émancipation graduelle », dénonce les abus pour « alléger les souffrances » et « adoucir la misère ».

Dès 1936, le PCF opère un revirement qui ne se démentira pas. Le stalinisme l’a emporté, les ambiguïtés de l’antifascisme justifient bien des contorsions. Thorez en appelle à une « colonisation altruiste » de Gauche, affirme que le « droit au divorce n’est pas l’obligation de divorcer » car, assurément, la mariée est trop belle pour la République. Mise à part l’amnistie accordée aux prisonniers politiques vietnamiens qui pourrissaient dans les bagnes coloniaux, la politique du Front Populaire n’a aucun effet sur les Indigènes. Ils demeurent sujets de l’Empire. En octobre 1936, des grèves au Vietnam et en Tunisie sont durement réprimées, tout comme celles qui, toujours en Tunisie, un peu plus tard se concluent par une répression sanglante et l’arrestation des dirigeants du Neo-Destour. En terre indigène, le droit français ne vaut que pour l’homme blanc, aucune liberté syndicale n’est reconnue, le droit du travail est inexistant. L’impérialisme humanitaire n’est que le masque souriant de la barbarie qui s’y dissimule.

De 1945 à aujourd’hui, quelques repères significatifs

L’oppression nazie à peine vaincue, le personnel politique tout juste recomposé au sein duquel se sont glissés des ministres communistes staliniens, s’opère, dans le sang des victimes, la reconquête de l’Empire ébranlé. Et ce sont les massacres de masse face aux revendications indépendantistes et le soutien sans réserve aux colons, à Sétif et à Guelma (Algérie), à Madagascar (1945), à Hanoï (1946). Si le socialiste Ramadier ne voit, dans ces actes de répression sanglante que des « incidents », les Staliniens à l’image de leur maître y dénoncent un complot imaginaire où s’exercerait « la main (invisible) des hitlériens et des vichystes coloniaux ». De toute façon, pour eux, il ne saurait être question de « livrer l’Empire français à l’impérialisme américain » car la guerre froide commence. Cette fable resservira contre Nasser lors de l’intervention franco-anglaise face à la nationalisation de Suez, qui tournera au fiasco. Quant aux justifications de la SFIO, elles remettent en musique les « valeurs » de l’impérialisme humanitaire : face à l’immaturité sociale et politique des colonies, la souveraineté française serait un moindre mal car, c’est bien sûr, on ne saurait livrer les colonisés aux féodaux. Il en va de la grandeur de la France. Ces belles âmes de la 4ème République dominée dans les gouvernements qui se succèdent, dominée par les socialistes et radicaux de gauche, mèneront une guerre impitoyable aux mouvements de libération nationale qui secouent l’Empire. Au Vietnam, après la défaite de Dién Bién Phu (1954), ils passeront le relais au Vietnam à l’impérialisme américain tout en s’acharnant à vouloir gagner la « pacification » en Algérie. Cette guerre, qui n’osait dire son nom, fut pour l’essentiel l’apanage de la Gauche. En 1956, Guy Mollet obtient les pouvoirs spéciaux, le PCF ne rechignant pas sur son soutien. De 54 000 hommes, l’armée d’occupation et de répression passera progressivement à 350 000 hommes du contingent. Cette Gauche colonialiste dans les discours prétend avoir une âme mais dans la pratique n’a pas d’état d’âme pour laisser se développer la torture et les « corvées de bois », terme pudique ( !) pour les exécutions. Toutefois, la force du mouvement nationaliste va faire mûrir progressivement les esprits, en dehors de la Gauche. De Témoignage Chrétien, des revues Esprit, les Temps Modernes, des protestations de Jean Paul Sartre, de François Mauriac et, bien sûr, des rangs clairsemés des trotskystes et des anarchistes vont naître une résistance anticolonialiste. Et se constituer les réseaux des « porteurs de valises » organisés par Jeanson et Henri Curiel. Leur agitation va gagner des franges du mouvement étudiant et provoque tardivement une scission au sein de la SFIO, donnant naissance au PSA (1958) devenu PSU en 1960. La Gauche de gouvernement, cette « putain respectueuse » de l’ordre établi9, pour s’opposer à ces trublions, constitue un comité pour l’Algérie française. On trouve, à sa tête, Lacoste, Max Lejeune et Albert Bayet de la Ligue des Droits de l’Homme ( !). Quant aux communistes, même après le « coup d’Etat » de De Gaulle, ils en appellent à la paix, à la négociation mais … sans le FLN. En responsables patentés, ils condamnent les « aventuristes qui prônent l’insoumission et la désertion ».

La décolonisation a désormais réduit l’Empire à l’état de confettis mais les réflexes néo et postcoloniaux demeurent dans la France-Afrique comme dans les DOM-TOM. Le programme commun a certes affirmé que ces territoires et départements devaient posséder un statut d’autonomie pour mieux étouffer toute velléité d’indépendance-association avec d’autres pays plus proches. La suprématie des colons et des békés se devait d’être maintenue. En 1985, le leader indépendantiste Eloi Machoro est assassiné dans la grotte d’Ouvéa et le référendum promis par Rocard dans les 10 ans attend toujours. Il vient d’être renvoyé à 2014 ou 2018 ( ?). L’Histoire continue pour la Gauche, rien ne doit véritablement changer jusqu’aux prochaines explosions sociales et identitaires, et ce, malgré la déclaration de l’ONU de 1986 indiquant que la Nouvelle Calédonie et la Guyane sont des territoires à décoloniser.

L’oppression postcoloniale dans les confettis de l’Empire républicain demeure comme viennent de le confirmer les mobilisations sociales et identitaires en Guadeloupe, à la Réunion et en Martinique. La crise que nous traversons ébranlera les rapports sociaux de domination dans ces pays tout comme ceux qui en Afrique vivent des situations néocoloniales. Après les logorrhées sur l’entreprise éthique, le capitalisme moralisé, verra-t-on, pour mieux masquer la barbarie à venir, les régions exotiques et éthiques ? Les valeurs de la Gauche morale ont encore de l’avenir devant elles … A moins que se lève une nouvelle militance intransigeante sur les principes internationalistes. Pour l’heure, le scepticisme l’emporte.

Gérard Deneux

Pour en savoir plus


« Histoire des Gauches en France » tomes 1 et 2. JJ Becker et G. Candar. Ed la découverte
« La République impériale » Olivier Le Cour Grandmaison – éd. Fayard
« Coloniser. Exterminer. La guerre et l’Etat colonial » Olivier Le Cour Grandmaison – Fayard
« Le livre noir du colonialisme » direction Marc Ferro – ed Robert Laffont
« L’ère des Empires – 1875-1914» Eric Hobsbawm – éd. Hachette Pluriel
« La République du mépris » Pierre Tévanian – éd. La découverte
« Massacres coloniaux – 1944-1950 » Yves Bénot – éd. La Découverte


1 Titre du livre de Mitterrand condamnant la 5ème République
2 l’exemple dramatique de l’écrasement des conseils ouvriers et du spartakisme lors de la Révolution allemande de 1918 est à méditer. Lire à ce sujet « Allemagne 1918. Une révolution trahie » de Sébastian Haffner
ed.. Complexe
3 voir précédents articles
4 Les parenthèses ajoutées ne font, bien évidemment, pas partie de la citation de Jules Ferry, elles l’explicitent
5 Emile Combes. Docteur en théologie, défroqué, se rallie au radicalisme, devient Président du Conseil de 1902 à 1905. Il provoque par la loi de 1905 la rupture avec le Saint Siège

6 Dissident de Gauche de la SFIO

7 Leader des paysans, lors de la guerre des paysans en Allemagne. Lire « La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne » et son premier chapitre sur la guerre des paysans. Editons Sociales
8 Paul Brousse – leader des Possibilistes regroupés dans la Fédération des travailleurs socialistes (1882)
Jean Allemane – ancien Communard – en 1890 fonde, par scission, avec les Allemanistes le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire
1881 – Paul Vaillant, marxiste, fonde le Comité central révolutionnaire qui deviendra l’Alliance communiste (1896) puis le Parti Socialiste Révolutionnaire (1898)

1893 : Jules Guesde, marxiste dogmatique, fonde avec Lafarge, le Parti Ouvrier de France, il finira par rejoindre l’Union sacrée à la veille de la 1ère guerre mondiale
9 Le mot est de Jean Paul Sartre

Eléments d'histoire de la Gauche en France (2)

Dans le précédent article, a été montré, au regard de l’histoire, le caractère fallacieux de la proclamation de républicanisme dont la Gauche respectueuse des institutions de la bourgeoisie s’entoure pour se draper dans la vertueuse légalité et s’afficher verbalement par là même, comme antiautoritaire. Le passé républicain dément cette affirmation pour le moins tendancieuse. Les évènements évoqués (1830 – 1848 – 1871) le démontrent amplement. Ceux qui suivent, en France, ne font que renforcer cette conviction : la Gauche au pouvoir peut être aussi répressive que la Droite, ce qui nous invitera à débattre de cette fausse opposition avant de nous interroger sur la question de l’Etat et ses fameuses institutions républicaines qu’un délire de Gauche sacralise.

Ce que la bourgeoisie après l’écrasement de la Commune en 1871, se devait d’éradiquer dans les classes populaires, c’était l’esprit de 1789, celui par lequel elles se considéraient comme acteur et moteur de l’Histoire. Pour les classes dominantes ce qui était bon hier ne l’est plus désormais, « la révolution, c’est fini ». Du point de vue des institutions, il ne peut plus être question d’un régime doté d’une assemblée unique, de clubs populaires, de sans culottes qui organisent une pression intolérable que l’on ne peut contenir. Il est inconcevable de se réclamer de la Constitution de 1793 qui, bien que jamais appliquée, conserve sa charge subversive, notamment son article 4 qui ouvre largement le suffrage universel aux étrangers. Il vaut d’être cité pour son actualité : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis, tout étranger qui domicilié en France depuis une année vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une française, ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard, tout étranger qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’Humanité est admis à l’exercice des droits des citoyens français ». Ces envolées révolutionnaires propres à la période d’expansion des Lumières dans l’Europe monarchique ne sont plus de mise. La domination de la bourgeoisie signifie dans un premier temps la restriction du droit de vote, des institutions corsetées mais également la domestication des masses, notamment par l’école1. Ainsi, Thiers proclame « il faut purger les listes électorales de la vile multitude ». Et en 1850, une loi prescrit que, pour pouvoir voter, il faut ne pas avoir changé de résidence pendant 3 ans. La classe ouvrière urbaine précaire, sans domicile très fixe, est exclue : 3 millions sur 9,5 sont privés de droit de vote. Si les républicains se rallient au Sénat napoléonien2 en 1875, il devint non plus cette assemblée aristocratique mais le lieu de regroupement des notables ruraux les plus conservateurs. Il fut conçu, pour reprendre l’exposé des motifs qui lui vaut consécration, comme le « brise lame des impulsions irraisonnées de suffrage universel ». Et Jules Guesde de parler à juste titre de « mensonge électoral »3.

I – Réprimer et museler la classe ouvrière

Et la Gauche de ces institutions, que fit-elle ? Elle est sans conteste au pouvoir de 1906 à 1909 avec des poids lourds socialistes et radicaux socialistes, tel Aristide Briand, rédacteur de l’Humanité, Secrétaire du Parti socialiste de 1901 à 1905, Ministre de l’instruction publique, avec Clémenceau qui siège à l’extrême Gauche en 1876, Ministre de l’Intérieur, avec Viviani socialiste et ministre du travail de 1906 à 1910. Les ambitions sociales qui avaient permis l’élection de ce Gouvernement furent vite enterrées au profit de l’affairisme, de l’expansion industrielle et coloniale, ainsi que de l’armée. Mais elles acquièrent leurs lettres de noblesse bourgeoise en réprimant les mouvements sociaux qui tentaient de leur rappeler leurs promesses, d’autant que la situation sociale des salariés se dégradait.


Ce sont d’abord les mineurs qui furent réprimés. A Courrières, des conditions de travail et de sécurité déplorables provoquent à la suite d’un coup de grisou, la mort de 1 100 mineurs. Face aux profits exorbitants des compagnies et les salaires de misère qu’elles octroient, c’est spontanément la grève de 40 000 mineurs. Clémenceau pour « faire respecter la liberté du travail » envoie l’infanterie réquisitionnée, il arrête des syndicalistes révolutionnaires, les gendarmes chargent à Denain mais les métallurgistes d’Anzin cessent également le travail. Le spectre de la grève générale hante les classes dominantes et la Gauche de gouvernement ne lésine pas sur les moyens pour rétablir l’ordre social du système. Les manifestations du 1er mai à Paris se heurtent à 45 000 hommes de troupe qui procèdent à 800 arrestations. Le Gouvernement briseur de grève n’en a pas terminé avec le mouvement social, la troupe est envoyée contre les dockers de Nantes puis, en 1906, c’est la grève des postiers, 228 sont révoqués puis, dans une deuxième charrette, encore 312 d’entre eux. Puis survient l’insurrection des vignerons, Montpellier, Narbonne … tout le Sud est en ébullition d’autant que le 17ème bataillon se range du côté des insurgés ; la répression est terrible, il en sera de même en 1910 contre les cheminots, leur grève est cassée : il fallait bien assurer la sérénité au groupe Rothschild qui possédait la compagnie du Nord ! Jaurès a beau stigmatiser « le traître » Briand qui a décidé de faire rendre gorge à ses anciens amis anarcho-syndicalistes, intérieurement, il s’en réjouit : l’électoralisme de la Gauche est, pour un temps, débarrassé des partisans de « l’action directe » qui gênaient la progression des cartels politiciens.


Mais il ne suffit pas de réprimer, de casser le mouvement gréviste, la voix de leurs porte parole doit être muselée. Sans vergogne Rad-Soc4 et autres socialistes de salon n’hésiteront pas à utiliser les lois scélérates de 1893-1894 instaurant des délits d’opinion et à traduire en correctionnelle nombre de militants, à castrer la liberté d’expression. Ainsi, et à titre d’exemples, Delannoy est condamné à 18 mois de prison pour caricature anticoloniale en 1908 ; Gustave Hervé, professeur, est révoqué pour antimilitarisme, de 1905 à 1912 il accumule 138 mois de prison. Les journaux ouvriers sont surveillés, traqués, censurés ou frappés à la caisse : l’Atelier condamné à 18 000 F d’amende pour « apologie de la haine de classe » disparaît. La Rue, le journal de Jules Vallès, est saisi à plusieurs reprises et son imprimerie connaît des descentes de police inopinées.

II – Défendre les institutions républicaines, une valeur de Gauche ?

A ce stade, l’on peut s’interroger sur la signification réelle de la défense des institutions républicaines dont des politiciens de Gauche se réclament pour mieux faire allégeance au système. Réprimer, museler mais aussi domestiquer, intégrer5 sont les différentes facettes d’une même stratégie qui s’oppose à l’autonomie d’action et de réflexion des classes populaires et à leurs leaders qui, tel Pierre Monatte, ce syndicaliste révolutionnaire proclamait : « La classe ouvrière, devenue majeure, entend se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation. Notre politique c’est notre affaire ».


Derrière le vocable d’apparence progressiste de « défense des lois de la République » (lesquelles ?) se cache la soumission à l’Etat. Le clivage Gauche-Droite s’apparente par conséquent à une fausse opposition qui ne révèle que des divergences tactiques visant à contenir l’intervention intempestive du peuple sur la scène publique. La paix sociale, c’est-à-dire le maintien de l’ordre existant, nous l’avons, vu, peut s’obtenir par différents moyens : en restreignant le droit de suffrage, en distinguant le citoyen actif du citoyen passif, ou aujourd’hui participatif mais jamais décisionnel et en considérant plus fondamentalement que le droit d’expression doit être limité à la désignation de la représentation parlementaire ou encore en excluant les étrangers ou en subordonnant le droit de vote à la maîtrise de l’écriture. Avec le développement du capitalisme et la nécessité de disposer d’une main d’œuvre plus instruite pour développer les forces productives, et surtout avec la mobilisation populaire faisant entendre sa voix dans l’espace public, ces moyens se sont avérés insuffisants d’où le recours à l’école et aux députés tuteurs du peuple ou aux notables s’assurant d’une clientèle plus ou moins dépendante des faveurs qui peuvent lui être octroyées. Ceci n’est d’ailleurs envisageable que si et à condition que la représentation des différentes corporations, qu’elles soient syndicales ou non, peuvent pour « se faire entendre » intégrer l’appareil d’Etat. Le paritarisme des partenaires sociaux ou la reconnaissance de différents lobbys, par exemple l’Ordre des médecins, n’a pas d’autre fonction. Toutefois, cet édifice à vocation consensuelle visant à assurer l’hégémonie des classes dominantes est toujours fragile, même pendant les périodes de relative prospérité, au regard de la répartition de la richesse produite et de l’antagonisme qui demeure entre le capital et le travail. On l’a bien vu, même pendant la période des 30 Glorieuses.


Dans ces conditions, la fonction de la Gauche institutionnelle qui voue « une vénération superstitieuse à l’Etat »6 et rêve d’y prendre place en s’appuyant sur le corps électoral populaire pour s’y introduire est précisément d’entretenir des illusions sur la nature de l’Etat.

III – L’émancipation sociale et la question centrale de l’Etat

La Révolution de 1789, en l’identifiant à la Nation, a posé l’Etat comme autorité publique exerçant pour le compte du peuple sa souveraineté une et indivisible où les intérêts des classes antagoniques auraient disparu au profit d’un intérêt général. En fait, la machine d’Etat est un corps séparé, étranger à la société visant à assurer sur le corps social sa puissance de coercition-persuasion. Marx n’a eu de cesse, contre les illusions répandues, d’investir l’appareil d’Etat, de rappeler que « l’Etat n’est pas neutre », qu’il n’existe pas « d’Etat libre », que l’on ne pouvait se borner à en prendre possession, à rêver de le démocratiser (Jaurès) ou à construire sur ses marges une démocratie de proximité (Paul Brousse et les possibilistes)7. Gramsci, étendant cette analyse au vu du développement des Etats dans les pays capitalistes européens, considérait l’Etat comme l’élément essentiel du bloc historique dirigé par la classe dominante.

Le légalisme institutionnel de la Gauche de Gouvernement se trouve mis en débat de deux manières, par les luttes sociales elles-mêmes, d’une part et, d’autre part, et parfois de manière concomitante lorsque le bloc hégémonique de la bourgeoisie se fissure ou est profondément remis en cause.

Toute la 3ème République est marquée par l’effort continu des classes populaires pour faire reconnaître leurs droits d’organisation autonome, longtemps interdite ou contrainte. Quelques repères suffisent à montrer que le régime républicain n’est pas, par essence, démocratique. En 1901, le droit d’association est enfin reconnu mais pas le droit syndical, le droit de grève n’est véritablement reconnu qu’en 1936 après le mouvement de grève et d’occupation d’usines. L’interdiction du droit de grève dans la fonction publique a longtemps été un dogme reposant sur la notion de continuité de l’Etat. Il tente de réapparaître aujourd’hui sous l’appellation euphémisée de « service minimum » ou de « droit » des usagers. La grève des postiers en 1909 a été évoquée mais l’on pourrait tout aussi bien relater la répression de la grève des fonctionnaires en 1938, conduite par le Gouvernement Daladier. Le droit des exploités s’impose donc par le fait, sauf circonstances exceptionnelles. Ce fut le cas en 1946. La bourgeoisie vichyste désavouée n’avait plus le droit au chapitre, il lui fallait du temps pour se reconstituer avec l’appui du grand frère états-unien. C’est ainsi que les fonctionnaires obtinrent des statuts, que la grève fut légalisée et les syndicats « représentatifs » reconnus. Cette brèche avait des limites, celles de la reconstruction du capitalisme, de la « bataille de la production » chère à Maurice Thorez et de l’intégration des appareils syndicaux dans des organismes paritaires.

Certes, la lune de miel fut de courte durée. Après le départ des Communistes du Gouvernement, la question de l’autonomie des classes exploitées et opprimées resurgit jusqu’à l’apothéose de courte durée de Mai-Juin 68 qui obligea les Gouvernants à reconnaître pour la première fois le droit d’existence dans les entreprises des sections syndicales.

Toutefois, la Gauche institutionnelle lorsqu’elle parvint au sommet de l’Etat, ne s’attaqua jamais à ce qu’elle vénérait : la haute fonction publique, restaurée par De Gaulle, fut considérée comme intouchable. Ces lieux où de l’école libre de Sciences Po on parvenait aux grandes écoles, ces lieux où se diffuse la pensée dominante, d’où sont sortis des experts keynésiens puis libéraux, sont des moyens cruciaux pour assurer la continuité de l’Etat et la sauvegarde bien comprise des intérêts des dominants. C’est d’ailleurs tout un modèle de carrière qui s’est institué à cet effet. Les parvenus et bien dotés passent allègrement de la haute fonction publique à la direction de partis de Droite ou de Gauche selon la conjoncture, puis de cabinets de Ministres à l’élection médiatisée comme députés ou sénateurs quand ils ne vont pas pantoufler dans les banques ou les grandes entreprises.

Si, dans l’opposition, Mitterrand et consorts ont pu considérer la 5ème République comme un régime du « coup d’Etat permanent », arrivés au pouvoir en 1981, ils se sont coulés dans le moule. Et que l’on ne nous sorte pas la décentralisation qui, de fait, a préparé les conditions de la libéralisation-dérèglementation qu’impliquaient le « retrait » de l’Etat et l’intervention de l’Europe libérale et ses aides à la délocalisation-reconversion. Cette démocratisation-peau de chagrin de « l’appareil jacobin » a pour l’essentiel favorisé la naissance de baronnies de nouveaux notables de Gauche et de Droite.

Reste la question sans réponse, en termes de recettes toutes prêtes, de la transformation sociale. Pendant longtemps, le mouvement ouvrier a été marqué par une certaine vision anarcho-syndicaliste : le modèle de la grève générale sur le tas, l’illusion pacifiste des bras croisés qui, le Grand Soir, verrait s’effondrer l’appareil d’Etat. Cette conception évite de poser d’autres questions plus difficiles : celle de la lutte pour conquérir une nouvelle hégémonie, celle de l’émergence autour d’un nouveau projet de société « d’intellectuels organiques » issus pour l’essentiel des classes populaires, celle des alliances à construire sous conditions et celle plus problématique, parce que non prévisible, de l’irruption (et de la capacité) des masses en mouvement sur la scène publique. Cette interrogation trouve des éléments de réponse en situation de crise politique quand « ceux d’en haut se trouvent dans l’incapacité de gouverner comme avant » et que « ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ». Dans ces conditions, la Gauche institutionnelle demeure soit aphone, soit vocifère contre un mouvement « irresponsable ». Ce qui fut le cas en 1968, sans que l’on puisse pour autant parler de situation révolutionnaire.

La crise financière, économique, puis sociale pourrait de nouveau faire resurgir concrètement ce type de réflexion qui ne peut être déconnecté de l’état d’organisation et de maturité du mouvement social.

Gérard Deneux


Pour en savoir plus

« Histoire des Gauches en France » tome 2 – Collectif sous la direction de Jacques Becker – éd la Découverte
« Quand la Gauche essayait » Serge Halimi – éd Seuil Arléa


1 Le prochain article abordera la question de la laïcité et de l’instruction publique
2 institué pour la 1ère fois en l’an VIII par Bonaparte, restauré après le Coup d’Etat de Napoléon III en 1851
3 Jules Guesde – créateur avec Paul Lafargue du Parti Ouvrier Français en 1880
4 Radicaux socialistes
5 domestiquer, intégrer, ce sera abordé dans de prochains articles : la Gauche, la laïcité et l’école, la Gauche et l’économie capitaliste.
6 Engels dans La guerre civile en France 1871 de Karl Marx
7 Parti ouvrier réformiste « radical » qui pensait investir les communes pour obliger l’Etat à se transformer par en bas (entre autres)

Eléments d’histoire de la Gauche en France (1)

Cette suite d’articles qui malmènent des notions que la « Gauche » critique fait siennes le plus souvent est également une invitation à la lecture d’ouvrages historiques pour tirer le bilan de la lutte des classes au cours de laquelle le prolétariat n’a que de rares occasions d’affirmer son autonomie vis-à-vis des partis bourgeois et encore moins d’assumer son hégémonie sur l’ensemble des fractions de classes pouvant être ralliées à son émancipation.

La critique du capitalisme confrontée à la mondialisation libérale s’est renforcée sans pour autant aiguiser le tranchant de ses analyses lui permettant de remettre en cause les « politiques de Gauche » qui ont accompagné la période des Trente Glorieuses. Si les conduites d’accompagnement, voire de renforcement accéléré de la libéralisation, de la déréglementation menées par le Parti socialiste ont été caractérisées comme socio-libérales, un doute persiste encore sur son évolution. Persiste l’idée que toute transformation sociale supposerait de recourir à des alliances, des coalitions permettant d’acquérir une majorité de gouvernement. Cette stratégie qui omet les bouleversements, les recompositions que ne manqueront pas d’opérer les luttes de classes se profilant sur fond de crise économique, sociale et écologique est d’autant plus aveugle qu’elle obscurcit ce qu’elle veut révéler.

Pour se démarquer du PS, les antilibéraux, les anticapitalistes ont recours à une surenchère de notions qui les éloignent du bilan historique qu’il convient de mener sur l’histoire de la lutte des classes en France. C’est précisément ce dont témoignent les appellations « Gauche de la Gauche », « Gauche de Gauche », la « vraie Gauche », « la Gauche 100 % à Gauche », « maintenant à Gauche » et le « Parti de Gauche » de Mélenchon …. Elles entretiennent des confusions et illusions jamais élucidées sur nombre de positionnements. Cette série d’articles entend contribuer à les lever en revisitant l’histoire de la Gauche, non pas à la manière d’Alain Bihr qui, réévaluant Mai-juin 68 au regard de la domination de la bourgeoisie, examine les crises, les fractures que connaît son hégémonie1 de la 3ème à la 5ème République, mais en récusant des « emblèmes » qualifiées rapidement de progressistes dont elle se prévaut.

Il est en effet communément admis qu’être « véritablement » de Gauche consisterait à se proclamer républicain, laïc, anticolonialiste et, pourquoi pas, anticapitaliste en matière économique. En fait, sur le plan historique ces « valeurs » ne sont pas aussi limpides qu’elles y paraissent. Elles forment pourtant, pour le sens commun, un ensemble d’idées, de normes, une culture commune qui semblent, dans des circonstances historiques déterminées, aller de soi pour nombre de militants se classant à Gauche.


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Tout d’abord, il convient de souligner que le positionnement à Gauche au sein des Assemblées est relativement tardif. Absent pendant la Révolution de 1789, où l’on distingue les Montagnards qui siègent au sommet de l’Assemblée, de la Plaine et des Girondins, elle n’apparaît qu’à la suite de la Restauration, en opposition précisément à la Droite royaliste. En effet, la République, cette valeur dite de Gauche, émerge en France à la suite de l’échec de l’Empire et de la monarchie constitutionnelle. De Louis XVIII à Louis Philippe, les épisodes insurrectionnels de 1830, 1848, et, pour d’autres raisons, l’écrasement de la Commune de Paris (1871) démontrent, qu’en France, l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie est impossible. Tout comme est irréalisable l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. En l’absence de monarque pour prendre la relève de l’Empire déchu de Napoléon III, face à l’impossibilité de rallier, de fondre les débris des classes féodales dans le « bloc social » assurant la domination de la bourgeoisie et à la nécessité périodique du recours au peuple pour s’imposer, la nouvelle classe dominante fit le choix définitif de la République. C’est Thiers, le bourreau de la Commune, qui le reconnut et en fut le véritable fondateur : « La République, c’est le gouvernement qui nous divise le moins ». Il y a donc, pour ceux qui se réclament du peuple contre la bourgeoisie quelque étrangeté à se proclamer républicain…


I – Les raisons du républicanisme de la bourgeoisie

Parce qu’elle s’oppose frontalement à des forces contre-révolutionnaires puissantes, la bourgeoisie est ou devient républicaine. C’est qu’en effet, le bloc social constitué de propriétaires fonciers, de débris des classes aristocratiques qui rêvent de revanche, trouve des relais, des appuis très importants au sein de l’Eglise catholique dont l’influence est considérable tout particulièrement dans une partie du monde rural. Bourgeois et aristocrates n’ont de cesse de rallier à leur cause les paysans. La Révolution de 1789 s’est forgée contre les puissances étrangères, le Roi a failli parce qu’il s’y est rallié. La levée en masse se fait contre le retour de la royauté que veulent imposer les monarchies européennes. La guerre de Vendée réprime le petit peuple qui fait cause commune avec l’étranger. Les guerres napoléoniennes poursuivront cet objectif de défendre la patrie et d’étendre la révolution bourgeoise en Europe. Pour ce faire, il sera fait appel au patriotisme de masse contre les tyrans au profit des Lumières. Cette idée expansionniste, militariste de la « Grande nation » diffusant l’universalisme des Droits de l’Homme est, dès son origine, marquée par sa propre ambiguïté. Son progressisme masque son bellicisme. La civilisation qu’il est sensé représenter n’a de cesse de propager la xénophobie contre les Russes, les Anglais qui se veulent maîtres du monde ou plus tardivement contre les Arabes en restaurant le mythe de la bataille de Poitiers et ce pour mieux assurer les visées colonialistes. L’universalisme patriotique et nationaliste s’oppose aux « barbares » qui « d’un sang impur abreuvent nos sillons ».


Quant à l’idée de nation, elle se veut l’antithèse de la monarchie, où le corps du roi est sensé représenter l’ensemble de ses sujets. Désormais, c’est le « Tiers Etat (qui) est tout», l’aristocratie et l’Eglise doivent être dominées. Ce renversement signifie pour la nouvelle classe dominante que son hégémonie ne doit plus être contestée. L’unité nationale qui transcende les classes, fait prévaloir un intérêt général, se doit de s’imposer et d’éradiquer les particularismes régionaux et leurs parlers (patois, breton, basque). Les fêtes commémoratives tout comme le recours à l’école possèderont cette fonction d’éradication pour diffuser contre l’Eglise, en ralliant les notables, les élus de province et les instituteurs ce nationalisme, tout comme le respect du Droit y compris contre le peuple. Mais avant d’examiner les raisons de l’âpreté du combat laïc et scolaire contre l’Eglise, il convient d’approfondir ce qu’est réellement cette République qui se met en place après de mortels soubresauts de 1830 à 1871.


Entre instrumentalisation et répression : 1830, 1848, 1871

Le régime républicain s’est identifié dès l’origine à la démocratie représentative et à l’unité de la Nation qu’il se devait d’accomplir. Contraint de se défaire des forces conservatrices aristocratiques et limité d’abord par le cens, limitant le droit de vote à une couche restreinte de propriétaires sensés de par leur indépendance financière émettre librement leurs opinions éclairées, la représentation nationale a dû s’élargir. Cette concession, comme d’autres, tel le droit de réunion et d’association, ne fut consentie que dans l’espoir de circonvenir « les classes dangereuses ». La bourgeoisie, comme nous allons le voir, a utilisé les mouvements populaires pour asseoir sa domination. Celle-ci, réalisée partiellement (ou totalement en 1871), elle n’eut de cesse de les réprimer quand ils menaçaient se propres intérêts. Ensuite, le mouvement ouvrier acquerrant sa propre autonomie, elle oscillera entre tentatives d’intégration et coercition plus ou moins sanglantes, et ce, jusqu’à la 1ère guerre mondiale.


En effet, le régime parlementaire qui s’instaure d’abord, malgré les soubresauts qu’il connaît, limite la légitimité du débat en son sein et déclare illégitimes l’expression et les conflits d’opinions au sein de l’espace public. La loi Le Chapelier (1791) interdisant les corporations et les coalitions d’artisans et d’ouvriers en est l’illustration originaire. Les mouvements populaires ne sont tolérés que lorsque sous direction de la classe dominante, ils permettent la marginalisation des classes aristocratiques et conservatrices.


Ainsi, à l’issue des 3 Glorieuses et de l’abdication de Charles X, l’opposition libérale-bourgeoise triomphe et installe en compromis avec les débris des classes aristocratiques, Louis Philippe, roi-citoyen. L’enthousiasme populaire va vite être refroidi. La démocratisation du régime est des plus limitée et l’unité de la Nation retrouvée se construit contre la subversion initiée par la « populace ». Deux faits significatifs suffisent à illustrer cette analyse : cette « révolution » de 1830 consent à baisser le cens en faisant passer le nombre d’électeurs de 100 000 à 240 000, soit 2,1 % de la population mâle ( !). Quant à l’expression des intérêts des ouvriers, la répression sanglante des Canuts lyonnais exprime l’essence même de ce régime : le droit de propriété des moyens de production est sacré et l’exploitation capitaliste ne saurait être remise en cause. La Gauche républicaine la plus avancée n’y trouve rien à redire ; elle se contente de prôner la réconciliation des classes : l’enseignement primaire doit y contribuer tout comme les illusions entretenues par l’idéologie de l’ascension sociale qu’elle dénomme, à l’époque « échelle sociale rendue abordable aux plus humbles des manœuvriers ».


La Révolution de 1848 va réitérer les mêmes manœuvres d’instrumentalisation –répression des mécontentements populaires. L’unité imaginaire de la Nation ne parvient pas à dissoudre la lutte des classes.


A la suite d’une campagne de banquets républicains visant à assurer une représentation plus confortable de la bourgeoisie face aux éléments conservateurs, éclate, à Paris, le 22 février, l’insurrection populaire : la Chambre et l’Hôtel de Ville sont envahis. Les figures républicaines se glissent aux premiers rangs pour canaliser et se servir du mouvement : la 2ème République est instaurée. S’ils consentent à abolir l’esclavage, à proclamer la liberté de la presse, le droit de réunion et d’association, le droit au travail, la constitution des ateliers nationaux, la limitation de la journée de travail à 10 H à Paris et à 11 H en Province, c’est pour mieux contenir, tenter d’apaiser la vague populaire qui les a portés au pouvoir. En fait, c’est une Gauche d’ordre qui est au pouvoir. Installée, pour elle, la Révolution c’est fini. Lamartine ne s’en cache pas : l’égalité pour lui n’a aucun contenu social, « elle est juridique, politique, civile et rien de plus ». Quant à Ledru-Rollin, ce radical-socialiste, les droits proclamés au soir de la Révolution, il y met bon ordre. Ils ne sont pas faits pour ceux qui en feraient un usage abusif … Les clubs jugés irresponsables par leur activisme dans la rue sont interdits, les manifestations réprimées dans le sang, à Rouen du 26 au 28 avril, à Paris le 15 mai. Et quand le peuple de Paris, à qui on a volé la révolution s’insurge, l’on recourt au général Cavaignac qui a fait ses preuves dans les colonies pour réprimer la populace. Mais le peuple tient pendant 4 jours, barricades à l’appui ; tout l’est de Paris résiste. La canonnade se soucie peu des accents d’humanisme : 3 000 insurgés trouvent la mort, il est procédé à 15 000 arrestations et à des déportations massives en Algérie. Cette boucherie dirigée par la Gauche institutionnelle provoque un climat de peur et de réaction. Il facilitera le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et l’onction populaire de Napoléon III qui recueillera les 3/4 des suffrages. Il marque également, comme une leçon à expérimenter, le début de l’autonomie de la classe ouvrière (naissance notamment de la 1ère Internationale, Association internationale des travailleurs) qui pour son émancipation ne peut se fier à la bourgeoisie quand bien même se proclamait-elle de Gauche.


Cette tragédie prendra un tour encore plus macabre en 1871 lors de l’écrasement de la Commune de Paris. Il faut souligner toutefois dans ce cas une différence essentielle avec les épisodes précédents et ceux qui suivront et sur laquelle je reviendrai2. Le Peuple de Paris ne s’est pas contenté de se soulever pour s’opposer à l’abandon de la défense nationale du territoire envahi par les Prussiens suite à la défaite napoléonienne à Sedan. Il a pris le pouvoir, éliminé le vieil appareil d’Etat et à la suite de l’élection de ces mandataires révocables, dans le laps de temps très court qui leur fut laissé, promurent des mesures économiques et sociales3 qui parurent inacceptables à la bourgeoisie écumant de rage4. Ils avaient osé bouleverser de fond en comble l’ordre existant et nié l’Etat capitaliste (et ses institutions), cet « avorton surnaturel », « cette excroissance parasitaire » pour reprendre les formules de Karl Marx. Thiers, le boucher de la semaine sanglante avec la complicité de Bismarck l’envahisseur, ne fit pas de quartier5 vis-à-vis de ceux qui avaient osé « monter à l’assaut du ciel » et instauré « la Sociale ».


Le régime parlementaire et ses institutions étatiques est dès la naissance de la 3ème République taché du sang indélébile du prolétariat. Tout sera tenté surtout au cours des premières décennies du règne des Jules pour enterrer la Commune dans un linceul d’infamie. Progressivement, le mouvement ouvrier récupèrera la vérité de sa propre histoire, notamment au travers du marxisme, de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme. Les classes dominantes y compris la Gauche au pouvoir entre 1906 et 1919 oscilleront entre répressions et tentatives de museler ou d’intégrer la classe ouvrière. Ce sera l’objet d’un prochain article.



Gérard Deneux


Pour en savoir plus

- « Histoire des Gauches en France » (tome 1) Collectif sous la direction de Jacques Becker. Ed. La découverte
- « La 2ème République. 1848-1851 » – Inès Muret – Fayard
- « Les luttes de classes en France – 1848-1850 ». Karl Marx – éditions sociales
- « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » – Karl Marx – éditions sociales
- « La guerre civile en France » – Karl Marx – éditions sociales
- « Histoire de la Commune de 1871 ». P.O. Lissagaray – Maspero
- « La Commune » – Louise Michel – Stock
- « Souvenirs d’une morte vivante » – Victorine B. Maspero
- « Raoult Rigault, 25 ans, Communard » – Luc Willette – Syros
- « Histoire sociale de la France du 19ème siècle » – Christophe Charles - Seuls

1 Lire l’éclairant article d’Alain Bihr « Mai-juin 68 en France. L’épicentre d’une crise hégémonique » dans Intervention n° 8
2 dans un prochain article, il sera traité de la Gauche et la question centrale de l’Etat
3 entre autres : annulation des quittances dues par les locataires, réquisition des logements vacants, réforme radicale de l’enseignement, instruction laïque gratuite obligatoire, accès des files, écoles professionnelles, abolition du travail de nuit, bourses du travail, ateliers abandonnés par les patrons autogérés par les ouvriers sous forme de coopératives
4 après la répression, l’état de siège fut maintenu jusqu’en 1876 : censure des théâtres et couvre feu, autorisation préalable pour les journaux. La République bourgeoise interdit de parler, d’écrire sur la Commune de manière positive jusqu’à la 1ère guerre mondiale. Le régime municipal de droit commun avec élection du Maire n’est rétabli qu’en 1977 !
5 Le nombre de morts est encore plus ou moins tabou : certains parlent de plus de 100 000 tués. Les chiffres plus ou moins officiels se situent entre 20 à 35 000 dont 16 000 pendant la semaine de répression et 3 500 exécutés sans jugement dans les jours qui suivirent. 40 000 parisiennes furent arrêtées, les tribunaux prononcèrent 10 137 condamnations dont 93 peines de mort et de nombreuses peines aux travaux forcés, déportations en Algérie et en Nouvelle Calédonie.

Au nom de quoi devrions nous sauver le capitalisme ?

Nos élites spécialisées en gesticulations « pragmatiques » n'ont de cesse de nous démontrer leur volonté indéfectible à sauver le modèle économique en place. A grand renfort de principes posés en son temps par Keynes dans les années trente, ils tentent de nous persuader que les thèses de Friedman, si chères aux libéraux de tous poils il y a encore quelques semaines, constituent aujourd'hui une passade historique et que ces déviances n'ont été qu'un épisode de cette « Histoire » ressuscitée. L'Histoire, Fukuyama l'avait enterrée au moment de la chute de l'empire soviétique et la voilà qui reprend du service. Miraculeux, vous ne trouvez pas ? Vous possédez du Milton Friedman, vendez ! On vous propose du Keynes? Jetez vous dessus comme la misère se jette sur le monde ! La fête va pouvoir continuer et ceux qui sauront endosser la bonne veste vont pouvoir continuer à fureter autour de la table de jeu.

Toute cette idéologie changeante fleure bon la navigation à vue et se voit pourtant instaurée au rang de science économique. Cette cuisine en apparence empreinte de savoir n'est en fait que l'implacable démonstration de l'incapacité chronique d'élites autoproclamées à gérer efficacement et d'une manière qui s'inscrive dans la pérennité, notre destin collectif.


Ainsi, la merveilleuse machine à bonheur, cet organisme fabuleux, résultat de la compréhension maîtrisée, rationalisée et synthétisée de la nature humaine par les chantres du capitalisme débridé et décomplexé, semble pourtant s'enrayer inexorablement. S'agit-il d'un avatar, d'une légère erreur d'appréciation (que d'ailleurs certains estiment pouvoir corriger) ou est-il ici question d'une démonstration implacable d'une faillite cuisante, d'un crash lamentable, dont nous ne sortirons pas indemnes. Inutile de répondre à votre place, vous connaissez la réponse, nous n'en doutons pas.

Ceci étant dit, en rester à ces constats nous inscrira dans cette dynamique victimaire où, ne nous y trompons pas, « les gros bras du prêt à penser économique et politique » comptent bien nous laisser mariner. Après cette immersion ramollissante où nous nous serons bien imprégnés des parfums de précarité et de craintes de tous ordres, ne leur restera plus qu'à nous saupoudrer de leurs solutions « clé en main », non sans avoir pris soin de nous rouler préalablement dans la farine, juste avant de nous passer au four, thermostat « chaud et vif ». Après cuisson, bien tendres et cuits nous serons et une fois de plus, sans doute nous révélerons nous plus disponibles pour accorder à ces maîtres-queue le droit à continuer d'officier en cuisine. Ainsi pourront-ils envisager de se refaire et continuer à « nous faire rêver ». Après ce traitement de choc, nous serons bien mûrs et nous finirons par nous rallier à l'idée « que cela finira par repartir ». Dans quelques temps, nous pourrons peut-être recommencer à acheter des bagnoles, remplir plus grassement nos chariots au supermarché et contracter à nouveau des crédits. Dans quelque mois (ou années ?) cette crise ne sera plus qu'un mauvais souvenir et les festivités pourront perdurer. Bien travaillés en cuisine, nous accepterons de continuer à déléguer notre capacité d'action, notre espérance suprême se bornant à un hypothétique accroissement du contingent des miettes (pour les plus favorisés d'entre nous) qui nous seront magnanimement octroyées.


A l'instar de Paul Ariès, plusieurs d'entre nous fustigent la marchandise et sa vénalité. Ils démolissent cette matérialité vulgaire qui nous submerge et à laquelle le capital a attelé notre devenir. Ils explorent les méandres de l'idéologie manufacturière qui tend à nous asservir et à nous enfermer dans un système « productiviste », basé essentiellement sur la valeur du poids (et non son adéquation à la satisfaction de nos réels besoins) de la camelote vomie par ces usines où nous nous rendons chaque matin. Le capitalisme, régenté d'une main de fer par une minorité, s'est autorisé à mettre en place une échelle de reconnaissance sociale basée sur notre capacité individuelle (le collectif, c'est caca !) « reconnue » à assurer la production de biens ou services, suivant des critères que cette même minorité a pris soin de mettre sur pied et dont elle est l'unique censeur. Et c'est de continuer ainsi qui nous est proposé par l'ensemble de la classe politique, balayant le spectre idéologique allant des ultra-libéraux aux sociaux-démocrates et autres sociaux-libéraux. Qu'est ce qui pourrait nous appartenir dans ce tableau ? De quoi pourrions-nous nous sentir propriétaires sur cette toile grise et terne ? Le capitalisme n'est pas nôtre. Les contours qu'il définit sont ceux de l'assurance du « profit à tous les coups » et ce, pour un contingent de bénéficiaires soigneusement trié sur le volet. Il détient les règles du jeu et ne se cache pas de pouvoir reconnaître et valoriser les siens. Il disqualifie les inaptes, les rebelles à ses règles iniques. Il bénéficie de l'amplification de sa pensée et de la diffusion de ses préceptes fondateurs et fédérateurs au travers des médias dont il se fait fort d'être le propriétaire.

Contrairement à ce qu'affirme une grande majorité des dirigeants mondiaux, rien de cette machine infernale n'est à sauver. Les grands de ce monde tentent de nous laisser à penser qu'après cette déconfiture générale, prompt à tirer les leçons du passé, le rentier, l'actionnaire deviendra raisonnable. Ainsi, les goinfres d'hier se transformeraient-ils en pseudo-ascètes partageurs et redistributeurs, les croupiers des casinos boursiers accepteraient un « autre partage » des richesses. Quelle intervention céleste autoriserait de telles conversions ? Cela relève au mieux de l'illusion, plus vraisemblablement de la mauvaise foi. Derrière ce discours à tiroir se cache un sous entendu à peine voilé. « Refuser de sauver le capitalisme, ignorer les propositions de toilettage qui vous sont proposées, ce serait vous tirer une balle dans le pied et prendre un risque inconsidéré et ce, principalement pour vous. » Voilà qui est plus clair.


Assener à notre lecteur des chiffres dressant l'inventaire des faveurs « étatiques » financières accordées aux multiples « nécessiteux » de l'industrie et des banques risque présentement de l'accabler et de le priver de ses capacités de réflexion. Nous allons plutôt procéder par petites touches. Prenons, dans un premier temps, l'exemple des quelques six milliards de prêts accordés à Renault et PSA, afin qu'ils puissent « enfin » fabriquer des voitures propres et dont l'empreinte écologique soit la plus faible possible. Le premier postulat libéral mis à mal par cette opération de « sauvetage financier » est celui qui, il y a encore quelques mois, consistait à affirmer sans rire « que seul le marché et les lois qui le gouvernent sont en mesure de mettre à la disposition de tous des produits adaptés aux enjeux de demain ». Le résultat est loin d'être probant, à moins que le catalogue de ces fameux enjeux ait totalement changé en moins d'un semestre. De facto, les marchands de caisse à savon reconnaissent qu'ils auraient pu faire mieux, qu'ils ne l'ont pas fait et qu'en plus ils nous ont vendu des autos gourmandes, lourdes et goinfres écologiquement et que sans la crise, le gaspillage aurait pu continuer longtemps.. La belle main invisible du capitalisme ! Personnellement, je le trouve affublé de deux mains gauches et seulement réactif aux gifles que lui infligent les faits. Bref, le capitalisme est un fumiste parfait, un sale gamin qui aime à prendre ses contemporains pour des imbéciles !

Toujours dans le cadre de ce casse tête « économico-bagnolesque », une partie des trois milliards (chacun) accordés à nos « ferrailleurs » nationaux devrait être consacrée, par exemple, à l'élaboration de moteurs aux cylindrées réduites et au rendement amélioré, ce qui revient à dire qu'on fabriquerait des mécaniques consommant moins de matière première (aluminium, fonte et plastique) et brûleraient plus efficacement le carburant. On ne peut que conseiller aux ingénieurs de l'ex Régie et du lion sochalien d'aller fouiller dans les tiroirs, car le boulot est déjà fait. En effet, les deniers engloutis par les « pôles compétition » respectifs de nos nationaux marchands de tôle ne l'ont certainement pas été à fonds perdus. A moins qu'il ne s'agisse que d'une aubaine pour Ghosn et Streiff qui consiste à faire d'une pierre deux coups, de se faire rembourser en partie les coûts de leurs opérations promotionnelles respectives sur les circuits et de faire cracher l'Etat, sous des prétextes plus que fallacieux.

De surcroît, les bavardages élyséens ont bien pris soin d'éluder un chiffre alarmant à plus d'un titre. La production automobile européenne présente une capacité excédentaire de l'ordre de 20 %. Suite à l'obtention du prêt et des entretiens avec Sarkozy, on comprend pourquoi le PDG de PSA a eu tant de mal à confirmer devant les caméras qu'il s'était engagé à ne pas conduire de « plan social » sur 2009. Tous ceux qui ont vu Streiff dans la lucarne sont unanimes. On eut dit qu'il avait avalé un ballon de rugby et il a eu un mal de chien à finir sa phrase. Au passage, nous noterons que le fait de « remercier » des intérimaires n'est pas assimilé à une réduction d'effectifs au sens « propre » du terme. Par contre, le contingent des « professionnellement disponibles » ainsi généré, vient tout autant grossir les rangs des chômeurs. Le capitalisme aime la précarité et il l'utilise. Il ne crée rien par hasard.


Ne soyons pas chauvins, les aides accordées par Obama aux ex fleurons de la machine à gabegies qu'est l'industrie auto US relève de la même stratégie hypocrite. Pour les Etats-Unis, il est indéniable qu'un des trois géants (Chrysler, GM et Ford) risque de disparaître, voire deux ou qu'un pôle issu de la fusion du trio infernal (que certains nomment déjà USCars), verra le jour. Dans tous les cas, l'impact sur l'emploi risque d'être dévastateur. Rappelons que pour l'instant, le taux de chômage américain, contrairement au Down Jones, poursuit son ascension et se situe à 7,6% (17,6 Millions de demandeurs d'emploi dont seulement 11,5 sont indemnisés). In fine, la crise va assurément favoriser l'apparition de mastodontes issus de fusions industrielles, de dégraissages sauvages et dont la caractéristique principale est qu'ils constitueront le meilleur terreau qui soit pour la prochaine crise, leurs prédécesseurs plus chétifs ayant déjà obtenu un score honorable en la matière et sur le théâtre du séisme actuel.


Comme on le voit ici, si nous appliquons les médecines économiques savantes couchées sur les ordonnances, les peuples de l'ensemble de la planète vont aider (au travers des largesses étatiques qui nous endetteront sur plusieurs générations) leurs propres exploiteurs, qui profiteront de l'aubaine pour affiner leurs stratégies concentrationnaires du pouvoir économique, s'assurant ainsi une mainmise et un contrôle optimisé sur leurs bienfaiteurs. Nous, nous ne devons pas mordre la main qui nous nourrit, mais quant à ces fins stratèges ... ils ne se gêneront pas pour nous dévorer le bras.


Ce modèle de mutation de la manufacture d'engins motorisés est au demeurant parfaitement transposable et déclinable aux institutions bancaires où les grandes manœuvres sont en cours. Au passage, nous n'oublierons pas que malgré la ponction « Kerviel », la Société Générale a annoncé 2 Milliards de résultat net pour 2008. Voilà une affaire qui se présente sous les meilleurs auspices, sans compter le petit coup de main de l'Etat de l'ordre du milliard, histoire de « fluidifier les liquidités ». Pour les moins bons élèves comme la Banque Populaire et la Caisse d'Epargne, c'est la fusion qui est au programme. Au passage, Sarkozy met sur pied le second groupe bancaire français et place à sa tête ce cher François Perol, actuel secrétaire adjoint de l'Elysée. Il faut dire qu'on a assez reproché à « Mister bling-bling » de ne pas demander assez de comptes aux banques françaises. Il se devait de frapper un grand coup et trouver un job à un copain, par les temps qui courent, c'est faire preuve d'un civisme de fort bon aloi. Ceux qui y verraient une nouvelle illustration de la cooptation des élites et une énième preuve de cette détestable tradition républicaine, ne pourraient se révéler qu'être d'indécrottables « pisses - vinaigre ».


A l'aune de ces mirifiques perspectives, on peut décemment reprendre notre questionnement initial. Accepter de sauver le capitalisme, n'est il pas à terme la plus mauvaise solution, voire la pire? N'est ce pas hypothéquer de manière la plus certaine notre avenir ? La problématique de fond vient du fait même de l'insolvabilité du système. Le niveau de créances pourries accumulées par les banques est tel que la seule solution est de les blanchir par des fonds publics. « Privatisation des profits, mutualisation des pertes ». « Pourquoi pas?», diront certains. « Objection votre Honneur » répondront les plus prudents. Ils auront raison car le pire est certainement devant nous. Tout le monde a en tête l'implosion du système des « subprimes », à l'origine de la Bérézina actuelle. Cependant, le nombre des ménages, tous pays confondus, dont la solvabilité ira décroissante à mesure que la crise s'aggravera économiquement, ne fera qu'augmenter. Pour illustration prenons les dossiers d'obtention de crédits bancaires montés en France ces dernières années. Ils l'ont souvent été « sur le fil », proche du seuil des 30% des revenus du ménage (seuil « raisonnable » d'endettement ayant cours dans nos contrées) et en intégrant des primes de tous ordres (travail de nuit, prime d'atteinte d'objectifs ... Travailler de nuit pour l'un des deux conjoints permettait de « passer » sous les fourches Caudines... Nous allons vous laisser le soin de continuer le raisonnement. Nombre d'entre nous risquent de ne pas être mieux lotis que les ménages américains.


Le capital nous a endettés pour absorber son infâme « bric à brac », ses bagnoles, ses fours à micro-ondes, ses pavillons... Bref, l'engeance de son « bougisme » forcené. D'ailleurs, il nous a ouvert des lignes de crédit car les salaires qu'il nous versait n'étaient plus suffisants pour tout avaler. Non content de cela, c'est « un marché de renouvellement » musclé qu'il lui fallait. En effet, à quoi bon commercialiser des machines à laver qui durent, des ordinateurs indémodables, des fringues inusables et toujours « fringantes »? Alors il a inventé « l'obsolescence programmée », avec ses roulements à billes qui cassent dans la sixième année d'usage, juste après le terme de la garantie de cinq ans que monsieur Darty vous avait vendue. Il a généré le « bidule » irréparable, le « tout d'un bloc », le super ordinateur qui vous permettra de faire tourner le dernier logiciel à la mode et qui ne fait rien de très probant de plus que l'ancien. Le capital vous l'a dit, cette couillonnade informatique possède un avantage majeur et décisif : « elle est nouvelle et ça c'est l'argument qui tue ». Le capital a pris le soin de marquer sur ses télévisions « ready for HD » (prêt pour la haute définition), histoire de faire de vous un ringard si vous, vous n'étiez pas prêt financièrement. Le capital a usé des pires stratagèmes pour faire de nous des voraces, des envieux, des dépendants au « matos ». Avec nos faibles moyens, nous avons tenté de nous montrer à la hauteur de ses volontés. Comment en aurait-il pu être autrement, car toute idée de rébellion à cette soumission qui ne dit pas son nom, n'aurait pu être interprétée que comme une incivilité, une inadaptation impardonnable, un incivisme crasse et un égoïsme économiquement irresponsable. Que reste-t-il de ce cauchemar ? Allons-nous nous réveiller ? Quelle émancipation avons nous acquise durant tout ce temps, qu'en avons nous tiré de bon pour nous et les nôtres ?


Sortir du capitalisme semble constituer l'unique porte de sortie de crise viable pour l'humanité. Souvent nous nous posons la question de savoir ce que nous pourrions créer à la place. Cette question est elle la plus importante? Ne devons nous pas d'abord nous demander si cela peut continuer ainsi ? Douterions-nous si fort de nous au point d'avoir peur de déconstruire ce qui nous aliène ? Sommes-nous si désespérés pour en perdre la volonté d'abattre le tyran ? Craignons-nous de générer un hydre plus malfaisant que cette botte infâme qui nous écrase ? L'ensemble de la classe politique « institutionnelle et de pouvoir », au travers de ses stratagèmes, ses compromissions et autres discours alambiqués a certainement contribué à convaincre une partie d'entre nous de son incapacité à participer à l'avènement d'un projet politique populaire fondé sur l'auto-organisation et l'émancipation. Avant toute chose, il nous échoie de sortir de cette dynamique de soumission et de désespérance. La première étape de notre libération passe par notre capacité à envisager le refus du sauvetage du capitalisme. Serions-nous incapables d'aborder et organiser la re-localisation de l'économie et le contrôle des industries stratégiques, d'organiser des instances populaires qui décideraient enfin de ce qu'il est utile de produire pour tous et surtout de quelle manière et avec quels moyens, dans le strict respect de l'environnement ? Le remplissage de caddie, l'assouvissement de pulsions compulsives et acheteuses peuvent-elles de manière définitive, permettre de rendre tolérable la précarisation croissante de soi-même, de l'autre, ou de ses propres enfants ? Pour d'autres, « c'est précarité à tous les étages », spoliations des droits les plus élémentaires, mépris racial, inexistence économique. Ce schéma fonctionnel ne peut en rien être le fondement d'une quelconque société promise à la pérennité.


Le capitalisme ne sera jamais raisonnable, jamais sage, sinon ce miracle aurait dû se produire à maintes reprises. Le verdict est sans appel : ne lui accordons plus le bénéfice du doute. Pour la suite des événements, notre volonté sera notre carburant principal. Le premier pas est sans doute le plus important. De toutes les façons qui soient, continuer ainsi relève de l'utopie la plus néfaste et de l'illusion la plus aveugle.



Hervé COUPERNOT