dimanche 19 avril 2009

Crise et chaos destructeur dans les pays du Sud

En apparence l’on aurait pu estimer que, repues pendant plus de 20 ans de leurs orgies spéculatives, les oligarchies financières mondiales parviendraient à prendre la mesure de leur irrationalité. Rien n’est moins sûr, tout au contraire. Aux abois, leurs espérances de fripons reposent d’une part sur leur certitude de pouvoir détourner les regards vers ses quelques-uns d’entre eux qui auraient perverti et fait dérailler le sacro-saint marché. Sans vergogne, pour le remettre sur ses rails, sous prétexte de nous sauver nous-mêmes, ils font la manche pour renflouer leurs pertes et relancer la consommation et la production capitalistes. Leurs obligés, les Gouvernements aux ordres s’agitent pour rassurer les marchés irrationnels, sponsoriser les spéculateurs et banquiers et relancer le productivisme à bout de souffle de l’industrie automobile … dans une belle cacophonie car les intérêts des uns ne sont pas ceux des autres.

L’on commence à s’apercevoir, dans nos pays du Nord de classes moyennes fragilisées, de salariés précarisés, de montée des surnuméraires, sans papiers, sans travail, sans logis, qu’ils sont prêts à nous faire les poches. En effet les regards, malgré les démentis rassurants, se portent sur les dettes abyssales que les Etats contractent pour faire payer la crise à leurs manants. Mais l’on ne perçoit pas encore malgré quelques faits inquiétants comme les récentes émeutes de la faim dans les pays du Sud, les cris des damnés du Sud qui, compte tenu de la situation dramatique qui est la leur, risquent par leurs clameurs de provoquer notre effroi.
Car eux, ces damnés de la mondialisation, vivent dans « le pire des mondes possibles »
1. Ce livre, comme ceux de Amy Chua2 et de Jean Ziegler3, nous font entrevoir que cette crise les affectera dans leurs chairs déjà meurtries. Des éruptions d’une violence inouïe sont prévisibles sans que l’on puisse dire, (pré)dire ce qui sortira de ce chaos. On voudrait ici les évoquer afin, d’une part, de rompre avec une vision trop occidentale de la crise et faire saisir, d’autre part, l’urgence de la construction d’une solidarité internationaliste avec les damnés de la terre qui s’inviteront à la table de l’Histoire avec « le couteau entre les dents » ce qui ne manquera pas de choquer ceux qui, habitués aux ingérence humanitaires, s’indigneront de les voir surgir dans leurs tripots financiers où il est de coutume d’être affables, guindés et pleins de compassion pour ceux qui n’y sont pas invités.


La misère : terreau de révolte dans les pays du Sud

Il y a des réalités largement connues qu’il est utile de rappeler : 854 millions de personnes sont sous-alimentées et toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim. 1,7 milliard d’êtres humains n’ont pas accès aux soins sanitaires primaires. Plus sordide : 70 % des médicaments vendus en Afrique occidentale ne sont que des contrefaçons4 et 39,5 millions de personnes sont infectées par le virus du sida. Durant le 1er trimestre 2008, des émeutes de la faim ont éclaté dans 37 pays du Sud, de l’Egypte aux Philippines, du Bangladesh à Haïti ; ils font partie des 2,2 milliards de cette « sous humanité » qui vivent dans la « pauvreté absolue ». L’hécatombe est terrible : « Les épidémies, la faim, l’eau polluée, les guerres civiles dues à la misère détruisent chaque année presque autant d’êtres humains que la seconde guerre mondiale en 6 ans ».

Cette situation n’est pas l’effet de quelque hasard malencontreux : la dette extérieure cumulée des 122 pays dits en voie de ( sous)développement victimes à la fois de leurs dirigeants kleptocrates et de la politique impériale se monte à 2 100 milliards de dollars au 31 décembre 2007. Pour la rembourser, le FMI et la Banque mondiale leur imposent, par les plans d’ajustement structurel, des mesures draconiennes qui privilégient l’agriculture d’exportation au détriment des cultures vivrières afin de s’assurer des devises étrangères. Avec l’OMC, elles prescrivent l’abandon de tarifs douaniers pour assurer l’entrée intempestive de marchandises occidentales et la destruction des services publics à leur goût trop coûteux pour un Etat endetté. La flambée des prix mondiaux des aliments de base, alors même que ces pays doivent importer désormais leur nourriture (70 % pour le Mali), est encore accentuée par la spéculation responsable de 60 % de cette hausse. Huit sociétés occidentales contrôlent l’essentiel du marché mondial des biens alimentaires5 et c’est à Chicago, à la Bourse des matières agricoles du monde, que sévissent ces goulus hedge funds. Le volume de transactions lucratives a explosé. En 2000, elles représentaient 10 milliards de dollars, en mai 2008, 175 milliards. « Ils boivent le sang des vivants dans le crâne des morts » et empêchent ceux qui survivent de s’alimenter : alors que le dumping agricole est interdit, l’OMC ne trouve rien à redire lorsque Bush verse à 6 000 planteurs américains de coton 5 milliards de dollars, ce qui leur permet de le négocier de 30 à 40 % moins cher que le coton africain6. Pire, sous prétexte de lutte contre la détérioration climatique qu’elles provoquent, nombre de transnationales convertissent massivement les aliments de base en agrocarburants. Aux USA, en 2007, ce sont des centaines de millions de tonnes de blé et 138 millions de tonnes de maïs qui ont été brûlées. Absurde et criminel : pour remplir le réservoir d’une voiture moyenne, il faut brûler 358 kilos de maïs, soit la consommation, pour une année entière, d’alimentation d’un enfant du Mexique ou de Zambie. Ce sont les mêmes qui transformés en docteurs de l’ingérence humanitaire et curés des Droits de l’Homme s’apitoient sur les 2,2 milliards de personnes, soit le 1/3 de l’humanité qui souffre d’invalidités graves et de sous alimentation.

Les veines des vivants qui se tarissent ne leur suffisent pas, les richesses minières de ces pays doivent être pillées en toute impunité pour les prédateurs. Le Nigeria, pour prendre un exemple démonstratif, est la proie de Shell, BP, Total, Exxon, Texaco. L’or noir abonde et 70 % de la population vit dans une misère noire. De même, le Congo est l’enjeu d’une guerre sourde entre multinationales minières qui arment, instrumentalisent de nouveaux seigneurs de guerre pour mettre la main sur des matières rares (cuivre, cobalt, diamants, or, coltan, méthane). Derrière de prétendues guerres ethniques, il y a les mains cupides de dirigeants de sociétés notamment canadiennes7.


La guerre contre les gueux

En terme de statistiques, cette réalité bien qu’occultée par les médias, peut à la rigueur susciter bien des engagements charitables, voire solidaires comme les élans en faveur du commerce équitable. Mais elle en cache une autre plus inquiétante pour les dominants, plus dure à admettre pour tous les bénévoles de bonne volonté.

Les gueux, les humiliés ne sont pas des êtres isolés, ils grouillent, ils se concentrent, ils ressassent leur ressentiment et leur haine et la déferlante de leur colère risque d’être irrépressible d’autant que le mépris, le racisme dont ils sont les victimes, malgré la sagesse ancestrale de certaines de leurs traditions, ne les conduit pas à la modération. Ils savent que les oligarques qui les maintiennent dans la peur, voire dans la terreur, bradent leur pays. D’ailleurs nombre d’entre eux habitent Londres, New York , Paris ou Genève, ou comme les dictateurs africains chers à Sarkozy, sont les heureux propriétaires de demeures luxueuses à Paris ou sur la Côte d’Azur8. Ainsi, en Inde, le Gouvernement d’Andra Pradash a concédé des privilèges exorbitants aux seigneurs mondiaux de l’électronique et de la banque. Après avoir chassé les miséreux, des terrains gratuits, des franchises fiscales pendant 10 ans, l’absence de taxe sur le matériel importé, l’exemption de tout impôt sur le revenu des salariés étrangers, la fourniture d’électricité à un tarif proche de zéro, l’inspection du travail pratiquement inexistante dans les usines à sueur, sont autant de cadeaux insupportables. La richesse extrême côtoie l’extrême pauvreté. Et les grandes métropoles du Sud se transforment en volcans dont on craint les éruptions à venir …

Depuis 1980, à l’échelle planétaire, la main d’œuvre urbaine a plus que doublé. Elle est désormais supérieure à ce qu’était la population rurale totale, l’année où Kennedy prit ses fonctions. Ces 3,2 milliards d’hommes se concentrent dans des villes et mégapoles gigantesques de plus de 8 millions d’habitants et l’on en est à dénombrer les hypervilles de plus de 20 millions : Shanghaï (27) – Bombay (33) – Karachi (26,5) – Mexico (22,1). Elles sont entourées de bidonvilles dantesques. Il en existe plus de 200 000 dans le monde. Il y a d’un côté, des pays émergents ceux qui résultent d’une industrialisation à marche forcée, et de l’autre, ceux qui sont le produit de la désertification des campagnes ; les deux peuvent se combiner ou s’exclure. Ainsi, les bidonvilles indiens continuent leur expansion 2,5 fois plus vite que l’ensemble de la population. A Mexico, sur 348 km2 s’entassent 6,6 millions de personnes. A Calcutta, des pièces de 45 m2 sont partagées par 13,4 personnes en moyenne. A Bombay, des immeubles surpeuplés loués par des propriétaires à mentalité maffieuse permettent d’entasser dans 15 m2 des familles de 6 personnes. La réalité dépasse toute la fiction de Dickens, les cours des miracles abondent. A Lagos, en Afrique, la population est passée de 300 000 habitants en 1950 à 13,5 millions aujourd’hui. Quant au Kenya où les clans au pouvoir ont instrumentalisé les rivalités ethniques dernièrement, la situation est encore plus ahurissante : entre 1989 et 1999, 85 % de la croissance démographique a été absorbée par les bidonvilles fétides et surpeuplés de Nairobi et de Monbassa. Mais, rapportée à la population totale, celle qui vit dans des bidonvilles est encore plus surprenante. En Inde, c’est 55,5 %, soit 158,4 millions ; en Chine 37,8 %, au Nigeria, 79,2 %, au Bangladesh 84 %, au Pérou 68 %, en Tanzanie 92 %, en Ethiopie 99,4 % ( !)

La mémoire des parias de la mondialisation risque d’être une force historique puissante lorsqu’elle sera mobilisée, car, pour eux, l’avenir a un long passé d’humiliation et de mépris occidentaux, mélange d’arrogance et de racisme insoutenables. Quand Sarko dit en juillet 2008 à Dakar que « jamais l’Homme africain ne s’élance vers l’avenir ; jamais ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin », lorsqu’il affirme « Jeunes d’Afrique, vous êtes les héritiers de tout ce que l’Occident a déposé dans le cœur et dans l’âme de l’Afrique », et bien, face à cette contenance présidentielle pleine de morgue, les Africains ne peuvent contenir leurs réminiscences puissantes de haine et de colère. Ils se rappellent les « bienfaits » déposés : la traite négrière, le colon, le légionnaire, les gardes chiourmes des plantations, les massacres de masse et les kleptocrates qui, aujourd’hui, les gouvernent au nom de la civilisation capitaliste. Ils se rappellent Lumumba assassiné et pourraient reprendre à leur compte ces mots d’Amilcar Cabral9 « Les agresseurs colonialistes ne comprennent qu’un seul langage, celui de la force, ne mesurent qu’une seule réalité, le nombre de leurs cadavres ».

La dangerosité de ces innombrables prolétaires et sous prolétaires est loin d’être négligée par les stratèges militaires au service des puissants de ce monde. Pour faire la guerre aux gueux, ils fourbissent leurs armes, concoctent leurs plans. Ils savent qu’il faut être prêts car la population des bidonvilles croît actuellement au rythme étourdissant de 25 millions de nouveaux résidents par an (ONU/habitat). Ils ont analysé la débâcle de Mogadiscio de 1993, les Army Rangers, ces troupes d’élite, face aux milices des bidonvilles eurent 60 % de pertes. Le Pentagone réfléchit aux MOUT (opérations militaires en milieu urbain), à des combats durables dans les ruelles et les labyrinthes des bidonvilles. La revue Army War College se prépare à la guerre du futur : « Elle se jouera dans les rues, dans les égouts, dans les gratte-ciel et dans les zones de logement tentaculaires et anarchiques qui constituent les villes cassées de la planète … le vrai drame est à venir ». Et la Rand Corporation d’ajouter : « les insurgés créeront des zones libérées dans les bidonvilles ». Déjà l’un de leurs chercheurs décrivant dans les années 90 les futurs ennemis des USA en Amérique latine prévenait ses maîtres : leurs ennemis seront « des acteurs anti-Etat, des anarchistes psychopathes, des opportunistes cyniques, des fous, des révolutionnaires, des dirigeants syndicaux et face à la poussé démographique, il faut tout particulièrement se méfier des « enfants des bidonvilles, arme secrète des forces anti-Etat ».

<<<>>>

L’ordre et la sécurité du monde civilisé où les rentiers croient sincèrement pouvoir en toute impunité crocheter les caisses de l’Etat et gruger des contribuables impassibles au Nord et des sujets soumis au Sud sont menacés. Certes, les partis gouvernementaux au Nord continueront de s’agenouiller benoîtement devant les fastes du pouvoir et de l’argent, mais ils devront de plus en plus faire preuve de ruse et de rudesse pour maintenir la stabilité des rapports sociaux antagoniques au Sud comme au Nord. Mais ce qui est moins sûr, compte tenu du chaos destructeur en marche et des formes de haines et de révoltes qu’il engendrera au Sud, c’est la possibilité d’organiser la solidarité internationaliste entre les combats plus ou moins rationnels au Nord et les fureurs, les rages des dépossédés du Sud. De récents évènements l’ont montré, du Liban en passant par la Palestine, d’Evo Morales l’indien à Chavez, les cultures, les figures de là-bas, sont inquiétantes, et les médias ne manqueront pas de les diaboliser pour éviter toute jonction avec ces « sauvages ». Raison de plus pour, dans la crise actuelle, faire preuve de clairvoyance pour que tous les gueux du monde ...
Gérard Deneux

1 « Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global » Mike Davis (la Découverte)
2 « Le monde en feu. Violences sociales et mondialisation » Amy Chua ( Seuil)
3 « La haine de l’Occident » Jean Ziegler (Albin Michel)
4 lire à ce sujet l’excellent roman « La constance du jardinier » de John Le Carré
5 Cargill est la plus puissante. En 2007, elle contrôlait 26 % du marché céréalier mondial et réalisait un profit de 107 milliards sur le 1er trimestre 2008, soit une augmentation de 86 % par rapport au même semestre de l’année précédente

6 en 2007, les subventions mondiales des pays du Nord à leurs agricultures ont atteint 370 milliards de dollars
7 lire les articles sur la poudrière du Kivu du Monde Diplomatique de décembre 2008
8 Le Monde du 3.12.2008
9 dirigeant du parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert assassiné le 23 février 1973 à Conakry par des tueurs dépêchés par le général portugais Antonio Spinola

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire