En manifestant le 29 janvier, puis le 19 mars, dans des défilés « rituels », bien rangés et « sans débordements », nous étions « unitaires » ! Nous savions déjà que le prochain rendez-vous serait le 1er mai ! N’abusons pas des « bonnes choses ». Maintenons l’unité syndicale ! A quel prix ? Pour gagner quoi ? Pour certains d’entre nous (que j’espère le plus nombreux possible) nous rêvions … de devenir Guadeloupéens … de forger l’unité qu’ils ont su tisser par la base pour construire des revendications précises, d’être solidaires dans l’action comme ils ont su le faire et l’amplifier, au-delà des « appareils » syndicaux, avec le peuple des exploités, des précaires … pour aboutir à la victoire qu’ils ont emportée ! Ils ont mené la plus longue grève générale en France depuis 20 ans, ce serait incroyable de ne pas en parler ! et pourtant, certains y ont vu – et pas seulement Sarkozy et ses sbires- une lutte « identitaire » avant tout. Ils en auraient presque oublié la lutte des classes exploitées qui se déroulait sous leurs yeux ! Ils en auraient presque oublié que ce sont les salariés, les chômeurs, les précaires qui étaient dans la rue, refusant l’exploitation honteuse exercée par les patrons Békés, riches héritiers de l’esclavagisme et de la colonisation.
Le long mûrissement du mouvement LKP
Le passé colonial des Antilles françaises et la mémoire de l’esclavage, privés d’expression publique, resurgissent régulièrement à partir du milieu du 20ème siècle, plus précisément après 1946, date où les Antilles françaises accèdent au statut de département français. Cette « assimilation » politique se réalise sans émancipation sociale et économique, ce qui fait dire à Aimé Césaire (pourtant partisan de ce statut) en 1971 « La départementalisation pour nous devait être l’égalité des droits Elle ne le fut pas. Le nouveau système est devenu encore plus colonialiste que l’ancien. Peu à peu, il a secrété ses privilégiés : ceux qui vivent de lui, les fonctionnaires, les grosses sociétés, le « lobby » antillais qui pèse sur le pouvoir ».
C’est en 1635 que les premiers colons français s’installent en Guadeloupe et en Martinique et, pour y cultiver la canne à sucre, les planteurs ont recours à l’achat d’esclaves venus d’Afrique noire. L’exclusivité des relations commerciales avec la métropole permettra aux marins et aux ports français de se constituer de copieux pactoles. Ce système installera les colonies dans une dépendance vis-à-vis de la métropole dont elles ne sont jamais vraiment sorties. Il faut attendre la 2ème République (1848) pour qu’il soit mis fin définitivement à l’esclavage, mais, par peur des troubles d’insurrection, le régime économique dépendant de la métropole, notamment par la monoculture sucrière, sera maintenu. Il s’agit de garder la main mise sur les richesses et il ne peut être question d’auto suffisance. La dépendance des anciennes colonies est donc totale et pèse lourdement sur la vie des habitants. 60 ans après la départementalisation, l’on constate des prix plus élevés que dans l’Hexagone, un revenu par habitant très inférieur à la moyenne nationale, des enfants surdiplômés au chômage et des métropolitains qui occupent des postes de cadres. Le système spécifique des taxes sur les importations contribue à renchérir le coût des produits par le biais de l’octroi de mer, institué pour, soi-disant, protéger les entreprises locales en surtaxant tout ce qui vient d’ailleurs ; il bénéficie de la complaisance administrative et rend la vie des Antillais pauvres insupportable.
Aux Antilles, la richesse tient en peu de mains, une caste de privilégiés, quelques grosses entreprises propriétés de quelques familles « békés ». Les colons ont eu la canne, puis la grande distribution et le pétrole. Vion détient l’hôtellerie, Hayot et Despointes, la grande distribution, Hersant, la presse quotidienne et la SARA – Sté anonyme de Raffinerie des Antilles (dans laquelle Total est majoritaire), le pétrole. Cette dernière bénéficie d’une administration complaisante qui ne contrôle pas les prix qu’elle devrait fixer. Pour Patrick Chamoiseau (romancier martiniquais) « cette tutelle coloniale nous maintient dans l’irresponsabilité et la dépendance » et pour Christiane Taubira (députée divers gauche de la Guyane) la situation en Guadeloupe « frôle l’apartheid social » Elle met en cause « une caste qui détient le pouvoir économique et en abuse ». Elie Domota (le représentant de LKP) affirme que « la Guadeloupe a été construite sur des rapports de classe et de race qui perdurent depuis 400 ans. Aujourd’hui, dans la pyramide, le pouvoir correspond à une couleur … Au sommet on retrouve les Blancs et les Européens, au bas de l’échelle se situent les Nègres et les Indiens, c’est un constat. On nous parle de paix sociale ! La paix sociale ne peut exister dans un pays quand la majorité de ses enfants est exclue du travail, est exclue du savoir, est exclue des responsabilités.» « L’économie de la Guadeloupe est organisée autour de l’import-distribution aux mains de 4 familles « békés » (descendants des colons blancs antillais), parents entre eux, et tous descendants d’esclavagistes. La famille Hayot (GBH) qui construit et exploite les hypermarchés sous l’enseigne Carrefour est la 8ème fortune de France. Ces familles possèdent tout et pratiquent ouvertement une discrimination à l’embauche. Chaque année, environ 1 000 hectares de terres agricoles disparaissent au profit de hangars ou d’entrepôts pour ces grands groupes »1.
Les disparités sont criantes dans les quatre DOM (Guadeloupe – Martinique – Guyane française – Réunion) par rapport à la métropole.
taux de chômage « officiel » en Guadeloupe 22,7, en Martinique 21,2, en Guyane 20,6, à la Réunion 24,2 – en métropole « 8,1 ».
En Guadeloupe 99,99 % des chômeurs sont des Guadeloupéens d’origine africaine et indienne. Ce pays de 1 600 kms2 avec 460 000 habitants compte 60 000 chômeurs, 100 000 sous le seuil de pauvreté, 120 000 bénéficiaires de la CMUC (couverture maladie universelle complémentaire).
En Martinique, en 2006, 48 % des jeunes de moins de 30 ans étaient au chômage ; 65 % des jeunes sans diplôme se retrouvaient sans emploi. Une situation explosive ! Près de 20 % des ménages gagnent moins du SMIC. 70 % du parc HLM est occupé par des personnes disposant de moins de 700 € par mois.
La hausse des prix depuis quelques années a mis le feu aux poudres. Cette hausse porte essentiellement sur les produits alimentaires, un des postes de dépenses les plus élevées des ménages avec le logement. « Entre janvier 2002 et août 2008, l’essence avait augmenté de 37 %, la bouteille de gaz domestique de 47 %, les pâtes de 39 % alors que les salaires n’ont progressé que de 1,3% en 2007. Le coût du transport des marchandises et du fret ainsi que l’octroi de mer ne suffisent pas à expliquer cette envolée des prix. La fixation de ceux-ci relève davantage de pratiques opaques que de critères transparents. Les malversations de la SARA en constituent un des indices. Les békés qui ont le monopole de l’import-export jouent un rôle central dans ce système mafieux de formation des prix… Cette « communauté » a la haute main sur toute la chaîne des filières économiques importantes en besoin de produits importés … Le nouvel esclavage est donc un esclavage de consommation ; la négraille, devenue clientèle captive, engraisse les exploiteurs d’aujourd’hui qui sont les mêmes que ceux d’hier, avec quelques nouveaux venus à la fête ».2 La canne à sucre et la banane sont des produits d’exportation, la canne à sucre n’est pas raffinée sur l’île mais en métropole d’où elle est ensuite réexpédiée et revendue aux Guadeloupéens.
Le prix exorbitant des carburants suscite le mouvement populaire qui se répand dans les DOM ; le 8 décembre 2008, en Guyane, des barrages routiers exigent la baisse des prix du carburant. Le 19 janvier 2009, le mouvement débute par la grève des gérants de station services en Guadeloupe et se transforme dès le 20 janvier en grève générale ; en Martinique, le Collectif du 5 février engage le mouvement de même nature.
Les mouvements tel le LKP en Guadeloupe ou le Collectif du 5 février en Martinique affirment, au-delà des revendications relatives au pouvoir d’achat, la dignité d’un peuple qui veut reprendre son destin en main. « L’ampleur des mobilisations populaires révèle l’état de décomposition avancée du système départemental dans nos pays. Les Martiniquais, Guadeloupéens et les Guyanais aspirent désormais à autre chose … Même si cette autre chose reste encore à imaginer et à conquérir ».
En Guadeloupe, le LKP, Lyannaj Kont Pwofitasyon (Union contre le surprofit) rassemble 48 organisations syndicales, mouvements culturels et politiques, autour d’une plateforme commune de 146 revendications dénonçant la vie chère et la surexploitation dont les grands groupes de distribution et d’importation sont les bénéficiaires exclusifs. Elie Domota, son porte parole, est le secrétaire général du syndicat UGTG – Union générale des travailleurs en Guadeloupe. Créée en 1973, après la répression sanglante (7 morts – 87 victimes) du 26 mai 1967 lors d’une grève dans le bâtiment, l’UGTG s’est implantée dans le milieu des ouvriers agricoles ; radicale dans ses revendications, ferme dans ses actions de grève, elle a gagné sa popularité dans les luttes gagnantes qu’elle a engagées, pour devenir le syndicat majoritaire lors des élections prud’homales en 2008 avec 52 % des votes. La force du mouvement tient dans le fait que l’UGTG a propagé ses idées bien au-delà de la sphère syndicale, pour la défense de la langue créole, de la musique locale et du théâtre, de l’écologie, de l’économie locale durable, de l’artisanat … « C’est un mouvement populaire influencé par le syndicalisme qui a fait exploser ses propres frontières revendicatives pour agréger toutes les forces progressistes et identitaires »3. Plutôt que de s’enfermer dans un statut d’hégémonie syndicale, l’UGTG a réussi à créer un front syndical unitaire, notamment avec la CGTG (non affiliée à la GCT mais coopérant avec la Centrale de Montreuil) et la CTU (une scission de la CFDT). Un long travail depuis 15 ans de mobilisation culturelle, sociale et identitaire permet aujourd’hui une large unité populaire s’adossant à la lutte contre la vie chère, pour la baisse des prix du carburant, pour l’augmentation immédiate de 200 € pour les bas salaires, mais qui va bien au-delà et s’exprime par une chanson reprise dans toutes les manifestations et affirmant un peuple qui se veut « Doubout »
La Gwadeloup sé tannou/ la Gwadeloup a patayo/Yo péké fé sa yo vlé/Adan péyiannou
La Guadeloupe est à nous/La Guadeloupe n’est pas à vous/
Vous ne pourrez plus faire ce que vous voulez/ Dans ce pays qui est le nôtre.
Ils l’ont emporté
Le LKP a gagné une bataille essentielle, même si ses militants restent vigilants sur la mise en œuvre des avancées sociales revendiquées, consignées dans des accords et notamment, le protocole d’accord général du 4 mars, l’accord interprofessionnel sur les salaires ou Accord Jacques Bino – du nom du syndicaliste CGTG mort par balle, lors des manifestations. Ils ont obtenu :
200 € net d’augmentation des salaires jusqu’à 1,4 fois le SMIC (+ 6% jusqu’à 1,6 fois le SMIC et + 3 % au-delà)
l’augmentation des retraites et des minima sociaux
la baisse de 20 % des prix des produits de première nécessité
la baisse des tarifs des carburants, de l’eau, du gaz, de l’électricité, de la téléphonie et du transport
le gel des loyers HLM
des mesures pour l’environnement
des droits culturels pour les peuples antillais …
Ce qui a payé, c’est le maintien et l’amplification à toute la population du mouvement jusqu’à satisfaction sur les revendications principales, c’est une véritable unité sur les revendications et non une unité de façade, comme nous la connaissons en métropole et qui ne trompe plus personne – et surtout pas le Gouvernement et le patronat – lorsque nous défilons pour la défense du pouvoir d’achat
« J’ai vu un peuple s’ébrouer … Comment alors ne pas comprendre que nous n’étions pas en face d’une « crise-pouvoir d’achat-vie chère » mais que nous allions vers ces tressaillements obscurs qui peuvent ouvrir à mutation ou à métamorphose » Patrick Chamoiseau
La résistance des Guadeloupéens, des Martiniquais inaugure un nouveau cycle de luttes et de politisation dans l’ensemble des colonies appelées Dom Tom. Elle fait écho au renouveau des résistances de l’immigration et des quartiers populaires, marqué notamment par les puissantes révoltes dans les banlieues, les mobilisations de sans papiers, la lutte pour la mémoire historique de la déportation des Africains en Amérique, et plus récemment, l’immense mobilisation de solidarité avec Gaza. La grève en Guadeloupe n’est pas seulement une protestation contre les inégalités et la vie chère, elle est aussi une protestation contre la permanence des inégalités raciales, produites par la colonisation, une lutte pour la dignité des peuples.
Odile Mangeot
Et pour celles et ceux qui voudraient en savoir plus : http://lkp.e3b.org
1 « La Guadeloupe reste une colonie asservie à la métropole ». Elie Domota sur http://www.michelcolon.info
2 « Matinik se ta nou » – paru sur http://www.michelcollon.info
3 article de Tiennot Grumbach et Savine Bernard paru dans le Monde du 13 février 2009
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