Le 11 novembre dernier fut le théâtre de l'arrestation spectaculairement médiatisée d'un « groupe organisé de la mouvance ultra-gauche ». Cette opération, digne des séries policières diffusées sur TF1, avec gendarmes cagoulés, maîtres-chiens, hélicoptères et ... journalistes, a permis aux médias de tous poils d'envisager une croissance de leurs chiffres d’affaires et audiences respectifs. Tout le monde sait que la commémoration de l'Armistice de 1918 n'est plus « vendeuse » pour les machines médiatiques.
Ceci dit, l'analyse des faits et événements de cette arrestation et de ses suites judiciaires ne sauraient nous laisser de bois. Cela pourrait même constituer un cas d'école pour tous ceux qui soupçonnent le pouvoir d'outrepasser ses prérogatives.
Ainsi donc, au matin de cette morne « journée du souvenir », le sol de Corrèze est foulé de la botte de la troupe, armée jusqu'aux dents. Nulle question de cueillir du bolet ou de glaner des châtaignes. Les paniers sont de sortie. Ils ne sont pas 'à champignons' mais 'à salade'. L'objectif de cette courageuse piétaille encagoulée est de sortir du sommeil un certain nombre d'individus soupçonnés d'être à l'origine d'actes de sabotages sur les installations ferrées de la SNCF. La majorité de ces présumés malfaisants vit à Tarnac, petit bourg tranquille du plateau de Millevaches. Certains de ces gueux y exerceraient la profession plus que suspecte d'épicier, d'autres y élèvent des ovins et les derniers ne travailleraient même pas ! Il est vrai que l’élevage des moutons étant réservé à l'Etat, ces individus se sont rendus de facto, coupables d'atteinte à un monopole étatique. Nous allons y revenir. Toujours est-il que ces « dangereux parasites », observés de longue date par la cellule anti-terroriste du Ministère de l'Intérieur sont soupçonnés d'appartenir à la mouvance « d'ultra gauche », fraîche marotte de Michelle Alliot-Marie et ce, depuis son installation place Beauvau (1). Après avoir théorisé le concept, le temps était sans doute venu pour MAM de passer aux travaux pratiques. Le remaniement « pressenti » à l'époque, pour janvier 2009, aura sans doute stimulé un des élèves les plus menacés de la classe de Fillon. Chacun sait que certains « fumistes » sont souvent prompts à produire un coup d'éclat à l'approche de sanctions, conséquences d'un roupillage devenu manifeste.
Nous disions donc, à six heures du matin, arrestation de la bande de malfaiteurs et comme il se doit, dictée pour tout le monde à huit heures. Mais qui est ce « tout le monde », soumis à pareille épreuve si tôt dans la journée ? Les médias, bien entendu ! A neuf heures pétantes l'AFP, en « éclaireur» zélé de la sphère médiatique nous expliquera que les suspects des attentats contre la SNCF ont été arrêtés. Ils appartiennent à la mouvance « d'ultra-gauche » et sont certainement la branche française d'un réseau « anarcho-autonome » aux ramifications européennes multiples. D'ailleurs, une faune cosmopolite venue de Grèce, d'Italie et d’Allemagne ne manquait pas de rendre visite à ces anarchistes patentés. Cependant, les populations en témoignent, ces gens étaient affables et fort bien considérés de l'autochtone. Décodons un peu et donnons une lisibilité au message. « Réveillez-vous bonnes gens, l'ennemi est là, tapi dans l'ombre, vous coupant des tranches de jambon dans son échoppe, commerçant avec vous et malin qu'il est, il possède une vie associative. Il vous parle, vous le trouvez même sympathique. Heureusement, l'Etat veille et sera toujours là pour vous sortir de la douce torpeur qui semble vous bercer ».
Nous passerons sur les journaux télévisés de cette journée, où journalistes et reporters n'auront de cesse de nous rassurer, eux aussi. Nous allions pouvoir enfin reprendre nos trains tranquilles et notre Ministre de l'Intérieur se félicitera de l'efficacité du travail de ses équipes. Bref, « la France a eu peur » mais qu'elle se rassure, elle est bien gardée.
Tout cela aurait pu fonctionner si quelques erreurs de communication n'avaient pas été commises. Par exemple, prenons la diffusion des images du dispositif mécanique fabriqué par les « pirates » et qui pour faire simple est un système d'accrochage du pantographe de la motrice, qui lancée à plus de 200 km/h emportera avec elle les câbles des caténaires, provoquant ainsi un arrêt quasi immédiat du train et une disjonction des systèmes d'alimentation électrique. Les clichés publiés par le Figaro, dans le cadre d'un article intitulé « les images exclusives de la caténaire de la peur » (rien que le titre ne peut que nous tirer des rires) et daté du 10 novembre (la veille de l'opération corrézienne), montrent clairement le dispositif proprement dit, son positionnement sur le câble d'alimentation et les dégâts qu'il aurait provoqués. « Parfait » me direz-vous, « pour une fois que les journalistes étayent leurs propos par des photos sans équivoque, on ne se plaindra pas ». Certes si ce n'est que l'objet montré est un chef d' oeuvre d'exécution mécanique, loin des approximations techniques dont pourraient se rendre coupables des amateurs. Certains cheminots se sont exprimés sur ce sujet dans plusieurs forums internet et ne cachent pas leur scepticisme quant à la qualité du travail dont rend compte le cliché. De plus, le matériel fabriqué possède des dispositifs techniques visant à empêcher l'échec de « l'attentat », notamment un dispositif anti-rebond qui permettra l’arrimage « certain » au pantographe de la machine. Bref, « c'est du travail d'expert et surtout d’orfèvre ».
En second lieu, le crochet fixé sur pellicule n'a pas servi. En effet, l'arc électrique qu'il aurait provoqué lors de son accrochage à la motrice aurait laissé des traces de brûlures et/ou d'amorçage de fusion du métal qui le compose. Cerise sur le gâteau, certains mauvais esprits qui connaissent la « musique ferroviaire » nous éclairent de leur savoir. Le câble SNCF (appelé câble contact) est en cuivre pur alors que le crochet en place sur les photos du Figaro l'est sur quelque chose qui est constitué d'une matière différente. Bref, bidonnage, barbouzage, nul ne le saura jamais mais ce qui est certain c'est que le Figaro est rudement bien « tuyauté », pour ne pas dire « branché ». Matériel en place, clichés impeccables, les conditions de travail idéales pour ce journalisme moderne. La proximité du pouvoir expliquerait-elle ce curieux phénomène ? Mais au fait, si le matériel terroriste photographié n'a pas servi, ce ne peut être que par le « malfaisant » lui-même que cette documentation a pu être mise dans la boîte à images. De plus, certains internautes se sont posé la même question et personne n'a été en mesure de donner une réponse cohérente à ce mystère. Par quel miracle les « Tintin » du Figaro ont-ils pu réaliser leur reportage ?
Second exemple à verser au dossier, Le communiqué de presse de la SNCF, daté du 11 novembre 2008 et disponible en ligne sur le site de ladite société nationale. Dans ce document, la direction se félicite de l'arrestation d'une dizaine de personnes, de la pertinence des actions de Dati et Alliot Marie. On y remercie les services de Police, de Gendarmerie, les magistrats et on y affirme son soulagement, au nom des voyageurs, qui vont enfin pouvoir à nouveau accéder à un service de qualité. La lecture de ce « gribouillage » ne peut que soulever une rude question. De quel droit et au nom de quoi la SNCF se permet-elle de préjuger de la culpabilité des personnes interpellées ? En effet, à lire cette servile concaténation de mots, les coupables sont entre de bonnes mains et la sécurité des voyageurs est rétablie. Où sont les preuves, quels sont les faits qui caractérisent les délits et qui a été inculpé et même reconnu coupable ? Rappelons à la direction de la SNCF, que la présomption d'innocence prévaut jusqu'à l'annonce d'un délibéré de justice. Quelques heures après l'arrestation des suspects, même avec un dossier qui pouvait paraître aussi « cousu de fil blanc », nous n'en étions qu'aux prémisses de la garde à vue. Nous conclurons qu'une fois de plus, l'opinion publique a fait les frais de ce que nous nommerons la « démocratie émotionnelle ». Un fait n'est présenté que sur un plan émotionnel et l' émoi qu'il « semble » provoquer au sein du public fait l'objet d'un éclairage insistant, d'une orchestration et d'un modelage des faits, saupoudré d'une grosse poignée de « spectaculaire ». Le matraquage médiatique ne manque pas de donner une cinétique artificielle aux événements. Peu importe les faits, peu importe la manière dont les événements sont relatés, peu importe les anathèmes jetés sur tel ou tel, ce qui compte c'est le mouvement.
Mais revenons à nos « dix brigands », mis brillamment hors d'état de nuire, quelques jours avant des mouvements de protestation salariaux à la SNCF. Qui sont-ils, que font-ils et que revendiquent-ils ? Le 12 novembre, Le Monde nous apprend que les suspects se composent d'un effectif de six femmes et quatre hommes (et la parité alors !?). Fait aggravant, semble-t-il, deux d'entre eux sont de nationalité belge (toujours cette internationale du complot !). Cependant, on apprend assez vite, au travers de la citation d'une source policière, « qu'on ne peut pas leur imputer individuellement tel ou tel fait précis ». Par contre, Alliot Marie révèle au sortir d'un conseil des ministres que « les perquisitions ont permis de recueillir beaucoup de documents très intéressants ». On poursuit notre voyage dans les arcanes de la pensée et des activités des « Hercule Poirot » de la milice anti-terroriste française. Nous apprenons que les « malfrats » étaient filés depuis avril 2008. Ils avaient été aperçus à proximité d'une voie ferrée de Seine et Marne. Nous touchions au but. La satisfaction de posséder une police digne et efficace ne pouvait que poindre. Malheureusement, la poursuite de la lecture mit un terme à notre enthousiasme. En effet, il avait été impossible aux Maigret de discerner quoi que ce soit de suspect après la promenade ferroviaire. « Aucun lien n'est établi avec aucun fait précis ». Le rédacteur de l'article nous accablera par une conclusion extrêmement décevante; « la police ne dispose pas encore, par ailleurs, des résultats des comparaisons entre les empreintes digitales et génétiques des suspects et les traces relevées sur les mécanismes ». On le voit, dès les premières heures du déroulement de cette affaire, le dossier sonnait le creux.
Quelques jours plus tard, le calme médiatique étant revenu, les reproches faits aux présumés terroristes se firent plus précis. Enfin, des preuves « substantielles » commencèrent à s'accumuler. Ce collectif vivait dans le cadre d'un régime « communautaire » et formait une sorte de colonie d'affinités philosophiques. Effectivement, tout cela sentait la poudre. Des gens qui essaient de créer un environnement de vie favorable, sur la base de quelques valeurs communes, voilà qui ne peut condamner qu'à la suspicion. Peut-être même tentaient-ils de s'organiser? Les autochtones le confirmeront, nombreux d'entre eux déclarant « que ces gens étaient sympathiques et intégrés ». Leur chef, sorte de gourou, semblait revendiquer une emprise idéologique sur ce ramassis « d'illuminés ». De surcroît, le groupuscule avait commis l'imprudence de faire paraître un ouvrage intitulé « l'insurrection qui vient ». Mais restons calmes et ne cédons pas à la panique. Notre police est intervenue à temps ! Outre le fait d'être doués d'une certaine capacité d'organisation, ces gens couchaient sur du papier quelques idées visant à rendre compte de leurs expériences et réflexions subversives. Ce pamphlet, édité par les éditions « la Fabrique », fit les choux gras des officines à paperasse des plus sélect, en ce mois de novembre. Citons Marianne: « manuel du parfait petit saboteur », Le Parisien « manuel de l'insurrection », et la palme pour Libération: « bréviaire anarchiste ». Ces commentaires éclairés témoignent d'un emploi du temps qui laisse peu de place à la lecture des ouvrages commentés. D'ailleurs, nous rappellerons que ce livre était disponible depuis plus d'un an en librairie et que les « moulins-gratteurs » de la presse officielle n'avaient pas pris la peine de commenter et critiquer cette publication, aujourd'hui soumise à la vindicte journalistique. En effet, pour avoir lu l'ouvrage (128 pages), force est de constater que ce bouquin pourrait avoir été écrit par quiconque se trouve doué d'une capacité analytique et critique. On se contente (ce qui n'est pas mince) d'y commenter et déconstruire un certain nombre des mythes régissant notre société et ce, non sans une certaine pertinence. Effectivement, il s'agit d'une critique sociale et c'est tant mieux ! Pour tout dire, j'ai, à titre personnel, trouvé ce travail plus qu'honorable (pour ne pas dire plus). Quant aux aspects insurrectionnels du travail, effectivement ils traitent et exposent des opinions répondant à une logique... insurrectionnelle. Étonnant, non ?
Mais quel est donc ce pouvoir qui se sent si mal aimé, voire détesté et semble redouter les faits et gestes d'individus doués d'une quelconque velléité de contestation ? Quelle est donc cette République qui jette à la vindicte de l'opinion, une poignée de gens animés d'une conscience politique ? Que penser d'un Etat atteint d'une telle frousse de se voir menacé, contesté et qui emprisonne sous des régimes d'exception quelque « citoyen mal embouché » ? Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de dégénérescence de nos démocraties. La sécurité de la multitude se fera sur le dos des libertés individuelles. Du moins est-ce là le postulat le plus « soft », le plus admissible pour certains et qui vise à brosser l'esquisse des perspectives « démocratiques » qui s'ouvrent à nous. La version « hard » est toute autre. La défense des intérêts de la classe dominante deviendra un tel casse-tête pour nos élites, qu'un travail de sape, une stigmatisation de minorités philosophiques et politiques critiques, le montage d'opérations médiatiques visant à promouvoir le concept « d'un Etat fort et réactif », prompt à tuer dans l'oeuf toute initiative de résistance, deviendront des nécessités impérieuses. A ce jour, nous en sommes à la mise en œuvre de « juridictions d'exceptions ». La lutte contre le « terrorisme » passe par l'intronisation au rang de preuve de l'ouvrage littéraire. C'est de ce dont veut parler Alliot Marie quand elle évoque « la documentation intéressante » sur laquelle aurait fait main basse la milice républicaine. Beaucoup d'entre nous deviennent des délinquants. Petit à petit, lentement, insidieusement. Nous collationnons les ouvrages de Chomsky, Proudhon, Hazan, Naomi Klein ou Rancière. Nous écoutons Mermet, ne nous contentons pas de prendre pour argent comptant ce que nous raconte Libé ou Marianne. Nous n'aimons pas la philosophie de cour, critiquons et stigmatisons Minc, Glucksmann et BHL. A notre bouche vient parfois un reliquat d'une citation acquise en cours de philosophie et qui vise à railler ces maigres penseurs: « comment pourraient-ils se proclamer philosophes, alors qu'ils ne dérangent personne ? »
Ce pouvoir finira par nous détester, nous le peuple, car tôt ou tard nous finirons par devenir dangereux. Nous le sommes déjà. Il a besoin d'ennemis pour justifier sa brutalité. Ses instruments les plus toxiques sont légions. Télévision, presse, marchands d'illusions, formateurs d'opinion et propriétés des marchands de canons ou d'atomes et autres malaxeurs de béton. Effectivement, à ce jour, Julien Coupat, meneur de troupe « d'ultra-gauche » en Corrèze, est en prison depuis presque deux mois. Le chef d’inculpation dont il doit répondre est le suivant: « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Quand bien même Coupat serait-il pour quelque chose dans cette histoire, combien de gens se sont ils vus menacés dans leur intégrité physique lors de ses « présumés agissements » ? Sa compagne, à ce jour reste en prison. Comble du cynisme, elle n'a pas encore été auditionnée par le juge anti-terroriste chargé de l'affaire et c'est pour ce motif qu'elle reste incarcérée. Les capacités de ce gouvernement à abuser des pouvoirs qui lui sont confiés paraissent insondables. Le dévoiement des mots et des opinions est devenu une activité ordinaire pour cette autorité de falsificateurs, parfaitement secondée dans son oeuvre par ses officines d'imprimerie et de radio-diffusion. On devient terroriste en se documentant, en lisant et finalement en tentant de s'émanciper du carcan du prêt à penser. L'analyse critique devient tare, confine au suspect et à l'intégrisme. Le « différent » ne peut que présenter danger car ne répondant pas aux critères de l’idéologiquement ou du philosophiquement admissible. Plus rien n'est à proposer ou à réfléchir, il n'est plus question que de ratifier, ultime reliquat d'une expression démocratique réduite à sa portion la plus congrue.
Nombre d'entre nous ricanaient de la mise en place du « Patriot Act » américain. J'étais de ces « sardons rigolards ». Le délire de l'ultra-gauche a eu tôt fait de calmer les derniers reliquats de ces manifestations d'hilarité. Le scénario rocambolesque de Tarnac démontre les capacités du pouvoir à mettre en musique ce qui s'avère nécessaire au maintien de son hégémonie détestable. L'analyse de cette mise en scène a autorisé l'identification d'une pléthore de dysfonctionnements démocratiques. Malgré la maigreur du dossier d'inculpation, deux personnes restent incarcérées. Les médias, après avoir pilonné l'opinion d'une multitude de reportages et articles sur cet épisode navrant, semblent maintenant être victimes d'une amnésie chronique. Comment pourrait-il en être autrement ? Revenir sur ce dossier serait pour eux faire aveu de leur servilité ordinaire à l'autorité gouvernementale. Qu'en est-il de ce quatrième pouvoir ? Comme il le mérite, il en est réduit au rôle de laquais de la machine d'Etat. D'ailleurs, pourrions nous imaginer que les 'états généraux de la presse' ne soient autre chose qu'une tentative d'orchestration pérenne de la partition « sarkozienne »? « L'opinion ça se travaille » écrivaient Serge Halimi et Dominique Vidal. C'est exactement de cela dont il s'agit. Modeler, formater, orienter les raisonnements sont des activités qui permettent la « fabrication» de bouc-émissaires, très présentables coupables en puissance et qui autoriseront le pouvoir à se dédouaner de ses responsabilités, au cas où la vindicte populaire se ferait plus pressante.
Hervé COUPERNOT
(1) article de Libération du 24 novembre 2007
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