mercredi 22 avril 2009

Eléments d'histoire de la Gauche en France (2)

Dans le précédent article, a été montré, au regard de l’histoire, le caractère fallacieux de la proclamation de républicanisme dont la Gauche respectueuse des institutions de la bourgeoisie s’entoure pour se draper dans la vertueuse légalité et s’afficher verbalement par là même, comme antiautoritaire. Le passé républicain dément cette affirmation pour le moins tendancieuse. Les évènements évoqués (1830 – 1848 – 1871) le démontrent amplement. Ceux qui suivent, en France, ne font que renforcer cette conviction : la Gauche au pouvoir peut être aussi répressive que la Droite, ce qui nous invitera à débattre de cette fausse opposition avant de nous interroger sur la question de l’Etat et ses fameuses institutions républicaines qu’un délire de Gauche sacralise.

Ce que la bourgeoisie après l’écrasement de la Commune en 1871, se devait d’éradiquer dans les classes populaires, c’était l’esprit de 1789, celui par lequel elles se considéraient comme acteur et moteur de l’Histoire. Pour les classes dominantes ce qui était bon hier ne l’est plus désormais, « la révolution, c’est fini ». Du point de vue des institutions, il ne peut plus être question d’un régime doté d’une assemblée unique, de clubs populaires, de sans culottes qui organisent une pression intolérable que l’on ne peut contenir. Il est inconcevable de se réclamer de la Constitution de 1793 qui, bien que jamais appliquée, conserve sa charge subversive, notamment son article 4 qui ouvre largement le suffrage universel aux étrangers. Il vaut d’être cité pour son actualité : « Tout homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis, tout étranger qui domicilié en France depuis une année vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une française, ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard, tout étranger qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’Humanité est admis à l’exercice des droits des citoyens français ». Ces envolées révolutionnaires propres à la période d’expansion des Lumières dans l’Europe monarchique ne sont plus de mise. La domination de la bourgeoisie signifie dans un premier temps la restriction du droit de vote, des institutions corsetées mais également la domestication des masses, notamment par l’école1. Ainsi, Thiers proclame « il faut purger les listes électorales de la vile multitude ». Et en 1850, une loi prescrit que, pour pouvoir voter, il faut ne pas avoir changé de résidence pendant 3 ans. La classe ouvrière urbaine précaire, sans domicile très fixe, est exclue : 3 millions sur 9,5 sont privés de droit de vote. Si les républicains se rallient au Sénat napoléonien2 en 1875, il devint non plus cette assemblée aristocratique mais le lieu de regroupement des notables ruraux les plus conservateurs. Il fut conçu, pour reprendre l’exposé des motifs qui lui vaut consécration, comme le « brise lame des impulsions irraisonnées de suffrage universel ». Et Jules Guesde de parler à juste titre de « mensonge électoral »3.

I – Réprimer et museler la classe ouvrière

Et la Gauche de ces institutions, que fit-elle ? Elle est sans conteste au pouvoir de 1906 à 1909 avec des poids lourds socialistes et radicaux socialistes, tel Aristide Briand, rédacteur de l’Humanité, Secrétaire du Parti socialiste de 1901 à 1905, Ministre de l’instruction publique, avec Clémenceau qui siège à l’extrême Gauche en 1876, Ministre de l’Intérieur, avec Viviani socialiste et ministre du travail de 1906 à 1910. Les ambitions sociales qui avaient permis l’élection de ce Gouvernement furent vite enterrées au profit de l’affairisme, de l’expansion industrielle et coloniale, ainsi que de l’armée. Mais elles acquièrent leurs lettres de noblesse bourgeoise en réprimant les mouvements sociaux qui tentaient de leur rappeler leurs promesses, d’autant que la situation sociale des salariés se dégradait.


Ce sont d’abord les mineurs qui furent réprimés. A Courrières, des conditions de travail et de sécurité déplorables provoquent à la suite d’un coup de grisou, la mort de 1 100 mineurs. Face aux profits exorbitants des compagnies et les salaires de misère qu’elles octroient, c’est spontanément la grève de 40 000 mineurs. Clémenceau pour « faire respecter la liberté du travail » envoie l’infanterie réquisitionnée, il arrête des syndicalistes révolutionnaires, les gendarmes chargent à Denain mais les métallurgistes d’Anzin cessent également le travail. Le spectre de la grève générale hante les classes dominantes et la Gauche de gouvernement ne lésine pas sur les moyens pour rétablir l’ordre social du système. Les manifestations du 1er mai à Paris se heurtent à 45 000 hommes de troupe qui procèdent à 800 arrestations. Le Gouvernement briseur de grève n’en a pas terminé avec le mouvement social, la troupe est envoyée contre les dockers de Nantes puis, en 1906, c’est la grève des postiers, 228 sont révoqués puis, dans une deuxième charrette, encore 312 d’entre eux. Puis survient l’insurrection des vignerons, Montpellier, Narbonne … tout le Sud est en ébullition d’autant que le 17ème bataillon se range du côté des insurgés ; la répression est terrible, il en sera de même en 1910 contre les cheminots, leur grève est cassée : il fallait bien assurer la sérénité au groupe Rothschild qui possédait la compagnie du Nord ! Jaurès a beau stigmatiser « le traître » Briand qui a décidé de faire rendre gorge à ses anciens amis anarcho-syndicalistes, intérieurement, il s’en réjouit : l’électoralisme de la Gauche est, pour un temps, débarrassé des partisans de « l’action directe » qui gênaient la progression des cartels politiciens.


Mais il ne suffit pas de réprimer, de casser le mouvement gréviste, la voix de leurs porte parole doit être muselée. Sans vergogne Rad-Soc4 et autres socialistes de salon n’hésiteront pas à utiliser les lois scélérates de 1893-1894 instaurant des délits d’opinion et à traduire en correctionnelle nombre de militants, à castrer la liberté d’expression. Ainsi, et à titre d’exemples, Delannoy est condamné à 18 mois de prison pour caricature anticoloniale en 1908 ; Gustave Hervé, professeur, est révoqué pour antimilitarisme, de 1905 à 1912 il accumule 138 mois de prison. Les journaux ouvriers sont surveillés, traqués, censurés ou frappés à la caisse : l’Atelier condamné à 18 000 F d’amende pour « apologie de la haine de classe » disparaît. La Rue, le journal de Jules Vallès, est saisi à plusieurs reprises et son imprimerie connaît des descentes de police inopinées.

II – Défendre les institutions républicaines, une valeur de Gauche ?

A ce stade, l’on peut s’interroger sur la signification réelle de la défense des institutions républicaines dont des politiciens de Gauche se réclament pour mieux faire allégeance au système. Réprimer, museler mais aussi domestiquer, intégrer5 sont les différentes facettes d’une même stratégie qui s’oppose à l’autonomie d’action et de réflexion des classes populaires et à leurs leaders qui, tel Pierre Monatte, ce syndicaliste révolutionnaire proclamait : « La classe ouvrière, devenue majeure, entend se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation. Notre politique c’est notre affaire ».


Derrière le vocable d’apparence progressiste de « défense des lois de la République » (lesquelles ?) se cache la soumission à l’Etat. Le clivage Gauche-Droite s’apparente par conséquent à une fausse opposition qui ne révèle que des divergences tactiques visant à contenir l’intervention intempestive du peuple sur la scène publique. La paix sociale, c’est-à-dire le maintien de l’ordre existant, nous l’avons, vu, peut s’obtenir par différents moyens : en restreignant le droit de suffrage, en distinguant le citoyen actif du citoyen passif, ou aujourd’hui participatif mais jamais décisionnel et en considérant plus fondamentalement que le droit d’expression doit être limité à la désignation de la représentation parlementaire ou encore en excluant les étrangers ou en subordonnant le droit de vote à la maîtrise de l’écriture. Avec le développement du capitalisme et la nécessité de disposer d’une main d’œuvre plus instruite pour développer les forces productives, et surtout avec la mobilisation populaire faisant entendre sa voix dans l’espace public, ces moyens se sont avérés insuffisants d’où le recours à l’école et aux députés tuteurs du peuple ou aux notables s’assurant d’une clientèle plus ou moins dépendante des faveurs qui peuvent lui être octroyées. Ceci n’est d’ailleurs envisageable que si et à condition que la représentation des différentes corporations, qu’elles soient syndicales ou non, peuvent pour « se faire entendre » intégrer l’appareil d’Etat. Le paritarisme des partenaires sociaux ou la reconnaissance de différents lobbys, par exemple l’Ordre des médecins, n’a pas d’autre fonction. Toutefois, cet édifice à vocation consensuelle visant à assurer l’hégémonie des classes dominantes est toujours fragile, même pendant les périodes de relative prospérité, au regard de la répartition de la richesse produite et de l’antagonisme qui demeure entre le capital et le travail. On l’a bien vu, même pendant la période des 30 Glorieuses.


Dans ces conditions, la fonction de la Gauche institutionnelle qui voue « une vénération superstitieuse à l’Etat »6 et rêve d’y prendre place en s’appuyant sur le corps électoral populaire pour s’y introduire est précisément d’entretenir des illusions sur la nature de l’Etat.

III – L’émancipation sociale et la question centrale de l’Etat

La Révolution de 1789, en l’identifiant à la Nation, a posé l’Etat comme autorité publique exerçant pour le compte du peuple sa souveraineté une et indivisible où les intérêts des classes antagoniques auraient disparu au profit d’un intérêt général. En fait, la machine d’Etat est un corps séparé, étranger à la société visant à assurer sur le corps social sa puissance de coercition-persuasion. Marx n’a eu de cesse, contre les illusions répandues, d’investir l’appareil d’Etat, de rappeler que « l’Etat n’est pas neutre », qu’il n’existe pas « d’Etat libre », que l’on ne pouvait se borner à en prendre possession, à rêver de le démocratiser (Jaurès) ou à construire sur ses marges une démocratie de proximité (Paul Brousse et les possibilistes)7. Gramsci, étendant cette analyse au vu du développement des Etats dans les pays capitalistes européens, considérait l’Etat comme l’élément essentiel du bloc historique dirigé par la classe dominante.

Le légalisme institutionnel de la Gauche de Gouvernement se trouve mis en débat de deux manières, par les luttes sociales elles-mêmes, d’une part et, d’autre part, et parfois de manière concomitante lorsque le bloc hégémonique de la bourgeoisie se fissure ou est profondément remis en cause.

Toute la 3ème République est marquée par l’effort continu des classes populaires pour faire reconnaître leurs droits d’organisation autonome, longtemps interdite ou contrainte. Quelques repères suffisent à montrer que le régime républicain n’est pas, par essence, démocratique. En 1901, le droit d’association est enfin reconnu mais pas le droit syndical, le droit de grève n’est véritablement reconnu qu’en 1936 après le mouvement de grève et d’occupation d’usines. L’interdiction du droit de grève dans la fonction publique a longtemps été un dogme reposant sur la notion de continuité de l’Etat. Il tente de réapparaître aujourd’hui sous l’appellation euphémisée de « service minimum » ou de « droit » des usagers. La grève des postiers en 1909 a été évoquée mais l’on pourrait tout aussi bien relater la répression de la grève des fonctionnaires en 1938, conduite par le Gouvernement Daladier. Le droit des exploités s’impose donc par le fait, sauf circonstances exceptionnelles. Ce fut le cas en 1946. La bourgeoisie vichyste désavouée n’avait plus le droit au chapitre, il lui fallait du temps pour se reconstituer avec l’appui du grand frère états-unien. C’est ainsi que les fonctionnaires obtinrent des statuts, que la grève fut légalisée et les syndicats « représentatifs » reconnus. Cette brèche avait des limites, celles de la reconstruction du capitalisme, de la « bataille de la production » chère à Maurice Thorez et de l’intégration des appareils syndicaux dans des organismes paritaires.

Certes, la lune de miel fut de courte durée. Après le départ des Communistes du Gouvernement, la question de l’autonomie des classes exploitées et opprimées resurgit jusqu’à l’apothéose de courte durée de Mai-Juin 68 qui obligea les Gouvernants à reconnaître pour la première fois le droit d’existence dans les entreprises des sections syndicales.

Toutefois, la Gauche institutionnelle lorsqu’elle parvint au sommet de l’Etat, ne s’attaqua jamais à ce qu’elle vénérait : la haute fonction publique, restaurée par De Gaulle, fut considérée comme intouchable. Ces lieux où de l’école libre de Sciences Po on parvenait aux grandes écoles, ces lieux où se diffuse la pensée dominante, d’où sont sortis des experts keynésiens puis libéraux, sont des moyens cruciaux pour assurer la continuité de l’Etat et la sauvegarde bien comprise des intérêts des dominants. C’est d’ailleurs tout un modèle de carrière qui s’est institué à cet effet. Les parvenus et bien dotés passent allègrement de la haute fonction publique à la direction de partis de Droite ou de Gauche selon la conjoncture, puis de cabinets de Ministres à l’élection médiatisée comme députés ou sénateurs quand ils ne vont pas pantoufler dans les banques ou les grandes entreprises.

Si, dans l’opposition, Mitterrand et consorts ont pu considérer la 5ème République comme un régime du « coup d’Etat permanent », arrivés au pouvoir en 1981, ils se sont coulés dans le moule. Et que l’on ne nous sorte pas la décentralisation qui, de fait, a préparé les conditions de la libéralisation-dérèglementation qu’impliquaient le « retrait » de l’Etat et l’intervention de l’Europe libérale et ses aides à la délocalisation-reconversion. Cette démocratisation-peau de chagrin de « l’appareil jacobin » a pour l’essentiel favorisé la naissance de baronnies de nouveaux notables de Gauche et de Droite.

Reste la question sans réponse, en termes de recettes toutes prêtes, de la transformation sociale. Pendant longtemps, le mouvement ouvrier a été marqué par une certaine vision anarcho-syndicaliste : le modèle de la grève générale sur le tas, l’illusion pacifiste des bras croisés qui, le Grand Soir, verrait s’effondrer l’appareil d’Etat. Cette conception évite de poser d’autres questions plus difficiles : celle de la lutte pour conquérir une nouvelle hégémonie, celle de l’émergence autour d’un nouveau projet de société « d’intellectuels organiques » issus pour l’essentiel des classes populaires, celle des alliances à construire sous conditions et celle plus problématique, parce que non prévisible, de l’irruption (et de la capacité) des masses en mouvement sur la scène publique. Cette interrogation trouve des éléments de réponse en situation de crise politique quand « ceux d’en haut se trouvent dans l’incapacité de gouverner comme avant » et que « ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ». Dans ces conditions, la Gauche institutionnelle demeure soit aphone, soit vocifère contre un mouvement « irresponsable ». Ce qui fut le cas en 1968, sans que l’on puisse pour autant parler de situation révolutionnaire.

La crise financière, économique, puis sociale pourrait de nouveau faire resurgir concrètement ce type de réflexion qui ne peut être déconnecté de l’état d’organisation et de maturité du mouvement social.

Gérard Deneux


Pour en savoir plus

« Histoire des Gauches en France » tome 2 – Collectif sous la direction de Jacques Becker – éd la Découverte
« Quand la Gauche essayait » Serge Halimi – éd Seuil Arléa


1 Le prochain article abordera la question de la laïcité et de l’instruction publique
2 institué pour la 1ère fois en l’an VIII par Bonaparte, restauré après le Coup d’Etat de Napoléon III en 1851
3 Jules Guesde – créateur avec Paul Lafargue du Parti Ouvrier Français en 1880
4 Radicaux socialistes
5 domestiquer, intégrer, ce sera abordé dans de prochains articles : la Gauche, la laïcité et l’école, la Gauche et l’économie capitaliste.
6 Engels dans La guerre civile en France 1871 de Karl Marx
7 Parti ouvrier réformiste « radical » qui pensait investir les communes pour obliger l’Etat à se transformer par en bas (entre autres)

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