Cette suite d’articles qui malmènent des notions que la « Gauche » critique fait siennes le plus souvent est également une invitation à la lecture d’ouvrages historiques pour tirer le bilan de la lutte des classes au cours de laquelle le prolétariat n’a que de rares occasions d’affirmer son autonomie vis-à-vis des partis bourgeois et encore moins d’assumer son hégémonie sur l’ensemble des fractions de classes pouvant être ralliées à son émancipation.
La critique du capitalisme confrontée à la mondialisation libérale s’est renforcée sans pour autant aiguiser le tranchant de ses analyses lui permettant de remettre en cause les « politiques de Gauche » qui ont accompagné la période des Trente Glorieuses. Si les conduites d’accompagnement, voire de renforcement accéléré de la libéralisation, de la déréglementation menées par le Parti socialiste ont été caractérisées comme socio-libérales, un doute persiste encore sur son évolution. Persiste l’idée que toute transformation sociale supposerait de recourir à des alliances, des coalitions permettant d’acquérir une majorité de gouvernement. Cette stratégie qui omet les bouleversements, les recompositions que ne manqueront pas d’opérer les luttes de classes se profilant sur fond de crise économique, sociale et écologique est d’autant plus aveugle qu’elle obscurcit ce qu’elle veut révéler.
Pour se démarquer du PS, les antilibéraux, les anticapitalistes ont recours à une surenchère de notions qui les éloignent du bilan historique qu’il convient de mener sur l’histoire de la lutte des classes en France. C’est précisément ce dont témoignent les appellations « Gauche de la Gauche », « Gauche de Gauche », la « vraie Gauche », « la Gauche 100 % à Gauche », « maintenant à Gauche » et le « Parti de Gauche » de Mélenchon …. Elles entretiennent des confusions et illusions jamais élucidées sur nombre de positionnements. Cette série d’articles entend contribuer à les lever en revisitant l’histoire de la Gauche, non pas à la manière d’Alain Bihr qui, réévaluant Mai-juin 68 au regard de la domination de la bourgeoisie, examine les crises, les fractures que connaît son hégémonie1 de la 3ème à la 5ème République, mais en récusant des « emblèmes » qualifiées rapidement de progressistes dont elle se prévaut.
Il est en effet communément admis qu’être « véritablement » de Gauche consisterait à se proclamer républicain, laïc, anticolonialiste et, pourquoi pas, anticapitaliste en matière économique. En fait, sur le plan historique ces « valeurs » ne sont pas aussi limpides qu’elles y paraissent. Elles forment pourtant, pour le sens commun, un ensemble d’idées, de normes, une culture commune qui semblent, dans des circonstances historiques déterminées, aller de soi pour nombre de militants se classant à Gauche.
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Tout d’abord, il convient de souligner que le positionnement à Gauche au sein des Assemblées est relativement tardif. Absent pendant la Révolution de 1789, où l’on distingue les Montagnards qui siègent au sommet de l’Assemblée, de la Plaine et des Girondins, elle n’apparaît qu’à la suite de la Restauration, en opposition précisément à la Droite royaliste. En effet, la République, cette valeur dite de Gauche, émerge en France à la suite de l’échec de l’Empire et de la monarchie constitutionnelle. De Louis XVIII à Louis Philippe, les épisodes insurrectionnels de 1830, 1848, et, pour d’autres raisons, l’écrasement de la Commune de Paris (1871) démontrent, qu’en France, l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie est impossible. Tout comme est irréalisable l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. En l’absence de monarque pour prendre la relève de l’Empire déchu de Napoléon III, face à l’impossibilité de rallier, de fondre les débris des classes féodales dans le « bloc social » assurant la domination de la bourgeoisie et à la nécessité périodique du recours au peuple pour s’imposer, la nouvelle classe dominante fit le choix définitif de la République. C’est Thiers, le bourreau de la Commune, qui le reconnut et en fut le véritable fondateur : « La République, c’est le gouvernement qui nous divise le moins ». Il y a donc, pour ceux qui se réclament du peuple contre la bourgeoisie quelque étrangeté à se proclamer républicain…
I – Les raisons du républicanisme de la bourgeoisie
Parce qu’elle s’oppose frontalement à des forces contre-révolutionnaires puissantes, la bourgeoisie est ou devient républicaine. C’est qu’en effet, le bloc social constitué de propriétaires fonciers, de débris des classes aristocratiques qui rêvent de revanche, trouve des relais, des appuis très importants au sein de l’Eglise catholique dont l’influence est considérable tout particulièrement dans une partie du monde rural. Bourgeois et aristocrates n’ont de cesse de rallier à leur cause les paysans. La Révolution de 1789 s’est forgée contre les puissances étrangères, le Roi a failli parce qu’il s’y est rallié. La levée en masse se fait contre le retour de la royauté que veulent imposer les monarchies européennes. La guerre de Vendée réprime le petit peuple qui fait cause commune avec l’étranger. Les guerres napoléoniennes poursuivront cet objectif de défendre la patrie et d’étendre la révolution bourgeoise en Europe. Pour ce faire, il sera fait appel au patriotisme de masse contre les tyrans au profit des Lumières. Cette idée expansionniste, militariste de la « Grande nation » diffusant l’universalisme des Droits de l’Homme est, dès son origine, marquée par sa propre ambiguïté. Son progressisme masque son bellicisme. La civilisation qu’il est sensé représenter n’a de cesse de propager la xénophobie contre les Russes, les Anglais qui se veulent maîtres du monde ou plus tardivement contre les Arabes en restaurant le mythe de la bataille de Poitiers et ce pour mieux assurer les visées colonialistes. L’universalisme patriotique et nationaliste s’oppose aux « barbares » qui « d’un sang impur abreuvent nos sillons ».
Quant à l’idée de nation, elle se veut l’antithèse de la monarchie, où le corps du roi est sensé représenter l’ensemble de ses sujets. Désormais, c’est le « Tiers Etat (qui) est tout», l’aristocratie et l’Eglise doivent être dominées. Ce renversement signifie pour la nouvelle classe dominante que son hégémonie ne doit plus être contestée. L’unité nationale qui transcende les classes, fait prévaloir un intérêt général, se doit de s’imposer et d’éradiquer les particularismes régionaux et leurs parlers (patois, breton, basque). Les fêtes commémoratives tout comme le recours à l’école possèderont cette fonction d’éradication pour diffuser contre l’Eglise, en ralliant les notables, les élus de province et les instituteurs ce nationalisme, tout comme le respect du Droit y compris contre le peuple. Mais avant d’examiner les raisons de l’âpreté du combat laïc et scolaire contre l’Eglise, il convient d’approfondir ce qu’est réellement cette République qui se met en place après de mortels soubresauts de 1830 à 1871.
Entre instrumentalisation et répression : 1830, 1848, 1871
Le régime républicain s’est identifié dès l’origine à la démocratie représentative et à l’unité de la Nation qu’il se devait d’accomplir. Contraint de se défaire des forces conservatrices aristocratiques et limité d’abord par le cens, limitant le droit de vote à une couche restreinte de propriétaires sensés de par leur indépendance financière émettre librement leurs opinions éclairées, la représentation nationale a dû s’élargir. Cette concession, comme d’autres, tel le droit de réunion et d’association, ne fut consentie que dans l’espoir de circonvenir « les classes dangereuses ». La bourgeoisie, comme nous allons le voir, a utilisé les mouvements populaires pour asseoir sa domination. Celle-ci, réalisée partiellement (ou totalement en 1871), elle n’eut de cesse de les réprimer quand ils menaçaient se propres intérêts. Ensuite, le mouvement ouvrier acquerrant sa propre autonomie, elle oscillera entre tentatives d’intégration et coercition plus ou moins sanglantes, et ce, jusqu’à la 1ère guerre mondiale.
En effet, le régime parlementaire qui s’instaure d’abord, malgré les soubresauts qu’il connaît, limite la légitimité du débat en son sein et déclare illégitimes l’expression et les conflits d’opinions au sein de l’espace public. La loi Le Chapelier (1791) interdisant les corporations et les coalitions d’artisans et d’ouvriers en est l’illustration originaire. Les mouvements populaires ne sont tolérés que lorsque sous direction de la classe dominante, ils permettent la marginalisation des classes aristocratiques et conservatrices.
Ainsi, à l’issue des 3 Glorieuses et de l’abdication de Charles X, l’opposition libérale-bourgeoise triomphe et installe en compromis avec les débris des classes aristocratiques, Louis Philippe, roi-citoyen. L’enthousiasme populaire va vite être refroidi. La démocratisation du régime est des plus limitée et l’unité de la Nation retrouvée se construit contre la subversion initiée par la « populace ». Deux faits significatifs suffisent à illustrer cette analyse : cette « révolution » de 1830 consent à baisser le cens en faisant passer le nombre d’électeurs de 100 000 à 240 000, soit 2,1 % de la population mâle ( !). Quant à l’expression des intérêts des ouvriers, la répression sanglante des Canuts lyonnais exprime l’essence même de ce régime : le droit de propriété des moyens de production est sacré et l’exploitation capitaliste ne saurait être remise en cause. La Gauche républicaine la plus avancée n’y trouve rien à redire ; elle se contente de prôner la réconciliation des classes : l’enseignement primaire doit y contribuer tout comme les illusions entretenues par l’idéologie de l’ascension sociale qu’elle dénomme, à l’époque « échelle sociale rendue abordable aux plus humbles des manœuvriers ».
La Révolution de 1848 va réitérer les mêmes manœuvres d’instrumentalisation –répression des mécontentements populaires. L’unité imaginaire de la Nation ne parvient pas à dissoudre la lutte des classes.
A la suite d’une campagne de banquets républicains visant à assurer une représentation plus confortable de la bourgeoisie face aux éléments conservateurs, éclate, à Paris, le 22 février, l’insurrection populaire : la Chambre et l’Hôtel de Ville sont envahis. Les figures républicaines se glissent aux premiers rangs pour canaliser et se servir du mouvement : la 2ème République est instaurée. S’ils consentent à abolir l’esclavage, à proclamer la liberté de la presse, le droit de réunion et d’association, le droit au travail, la constitution des ateliers nationaux, la limitation de la journée de travail à 10 H à Paris et à 11 H en Province, c’est pour mieux contenir, tenter d’apaiser la vague populaire qui les a portés au pouvoir. En fait, c’est une Gauche d’ordre qui est au pouvoir. Installée, pour elle, la Révolution c’est fini. Lamartine ne s’en cache pas : l’égalité pour lui n’a aucun contenu social, « elle est juridique, politique, civile et rien de plus ». Quant à Ledru-Rollin, ce radical-socialiste, les droits proclamés au soir de la Révolution, il y met bon ordre. Ils ne sont pas faits pour ceux qui en feraient un usage abusif … Les clubs jugés irresponsables par leur activisme dans la rue sont interdits, les manifestations réprimées dans le sang, à Rouen du 26 au 28 avril, à Paris le 15 mai. Et quand le peuple de Paris, à qui on a volé la révolution s’insurge, l’on recourt au général Cavaignac qui a fait ses preuves dans les colonies pour réprimer la populace. Mais le peuple tient pendant 4 jours, barricades à l’appui ; tout l’est de Paris résiste. La canonnade se soucie peu des accents d’humanisme : 3 000 insurgés trouvent la mort, il est procédé à 15 000 arrestations et à des déportations massives en Algérie. Cette boucherie dirigée par la Gauche institutionnelle provoque un climat de peur et de réaction. Il facilitera le coup d’Etat du 2 décembre 1851 et l’onction populaire de Napoléon III qui recueillera les 3/4 des suffrages. Il marque également, comme une leçon à expérimenter, le début de l’autonomie de la classe ouvrière (naissance notamment de la 1ère Internationale, Association internationale des travailleurs) qui pour son émancipation ne peut se fier à la bourgeoisie quand bien même se proclamait-elle de Gauche.
Cette tragédie prendra un tour encore plus macabre en 1871 lors de l’écrasement de la Commune de Paris. Il faut souligner toutefois dans ce cas une différence essentielle avec les épisodes précédents et ceux qui suivront et sur laquelle je reviendrai2. Le Peuple de Paris ne s’est pas contenté de se soulever pour s’opposer à l’abandon de la défense nationale du territoire envahi par les Prussiens suite à la défaite napoléonienne à Sedan. Il a pris le pouvoir, éliminé le vieil appareil d’Etat et à la suite de l’élection de ces mandataires révocables, dans le laps de temps très court qui leur fut laissé, promurent des mesures économiques et sociales3 qui parurent inacceptables à la bourgeoisie écumant de rage4. Ils avaient osé bouleverser de fond en comble l’ordre existant et nié l’Etat capitaliste (et ses institutions), cet « avorton surnaturel », « cette excroissance parasitaire » pour reprendre les formules de Karl Marx. Thiers, le boucher de la semaine sanglante avec la complicité de Bismarck l’envahisseur, ne fit pas de quartier5 vis-à-vis de ceux qui avaient osé « monter à l’assaut du ciel » et instauré « la Sociale ».
Le régime parlementaire et ses institutions étatiques est dès la naissance de la 3ème République taché du sang indélébile du prolétariat. Tout sera tenté surtout au cours des premières décennies du règne des Jules pour enterrer la Commune dans un linceul d’infamie. Progressivement, le mouvement ouvrier récupèrera la vérité de sa propre histoire, notamment au travers du marxisme, de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme. Les classes dominantes y compris la Gauche au pouvoir entre 1906 et 1919 oscilleront entre répressions et tentatives de museler ou d’intégrer la classe ouvrière. Ce sera l’objet d’un prochain article.
Gérard Deneux
Pour en savoir plus
- « Histoire des Gauches en France » (tome 1) Collectif sous la direction de Jacques Becker. Ed. La découverte
- « La 2ème République. 1848-1851 » – Inès Muret – Fayard
- « Les luttes de classes en France – 1848-1850 ». Karl Marx – éditions sociales
- « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » – Karl Marx – éditions sociales
- « La guerre civile en France » – Karl Marx – éditions sociales
- « Histoire de la Commune de 1871 ». P.O. Lissagaray – Maspero
- « La Commune » – Louise Michel – Stock
- « Souvenirs d’une morte vivante » – Victorine B. Maspero
- « Raoult Rigault, 25 ans, Communard » – Luc Willette – Syros
- « Histoire sociale de la France du 19ème siècle » – Christophe Charles - Seuls
1 Lire l’éclairant article d’Alain Bihr « Mai-juin 68 en France. L’épicentre d’une crise hégémonique » dans Intervention n° 8
2 dans un prochain article, il sera traité de la Gauche et la question centrale de l’Etat
3 entre autres : annulation des quittances dues par les locataires, réquisition des logements vacants, réforme radicale de l’enseignement, instruction laïque gratuite obligatoire, accès des files, écoles professionnelles, abolition du travail de nuit, bourses du travail, ateliers abandonnés par les patrons autogérés par les ouvriers sous forme de coopératives
4 après la répression, l’état de siège fut maintenu jusqu’en 1876 : censure des théâtres et couvre feu, autorisation préalable pour les journaux. La République bourgeoise interdit de parler, d’écrire sur la Commune de manière positive jusqu’à la 1ère guerre mondiale. Le régime municipal de droit commun avec élection du Maire n’est rétabli qu’en 1977 !
5 Le nombre de morts est encore plus ou moins tabou : certains parlent de plus de 100 000 tués. Les chiffres plus ou moins officiels se situent entre 20 à 35 000 dont 16 000 pendant la semaine de répression et 3 500 exécutés sans jugement dans les jours qui suivirent. 40 000 parisiennes furent arrêtées, les tribunaux prononcèrent 10 137 condamnations dont 93 peines de mort et de nombreuses peines aux travaux forcés, déportations en Algérie et en Nouvelle Calédonie.
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