mercredi 22 avril 2009

Eléments d’histoire de la Gauche en France (3)

Laïcisme et « civilisationisme » de la Gauche

Certains mythes entretenus ont la vie dure, surtout lorsqu’ils sont recyclés selon le contexte dans lequel ils sont réanimés. Ainsi dans les précédents articles, j’ai évoqué le républicanisme, cache sexe inusable du légalisme institutionnel, et ce, malgré les transformations constitutionnelles, les évolutions et régressions législatives et réglementaires. Car, pour la Gauche institutionnelle, il s’agit toujours quelles que soient les possibilités réelles ou imaginées, de se couler dans le moule de l’appareil d’Etat de la classe dominante, pour le faire fonctionner à son profit, malgré les coups d’Etat permanents1, malgré la nature des exigences dictatoriales des forces réactionnaires2. Autres mythes présentés comme des valeurs incontournables valant certificat de progressisme, la laïcité et l’école républicaine, ainsi que les vertus supposées inhérentes à la « Grande France », patrie des Droits de l’Homme civilisé. Au regard des motivations qui les ont portées et qui les soutiennent toujours, ces spécificités nationales, face aux faits qui les contredisent, sont plus que douteuses. Surtout et d’autant plus lorsque les acteurs qui s’en revendiquent se proclament hommes de progrès, de Gauche. En fait, le personnel politique est toujours à l’image du rapport de forces de classes qui le détermine, et ce, malgré la liberté de pensée dont il se réclame.

C’est en effet, pour notre propos, dans la nature et l’évolution du conflit qui oppose la bourgeoisie républicaine aux représentants de l’ancienne société aristocratique qu’il faut chercher les ressorts de l’âpreté du combat laïque en France. Dès que la suprématie des premiers fut assurée, la laïcité sera relativisée ou plus précisément reniée ou réactivée pour faire diversion aux contradictions sociales.

I – Le laïcisme comme moyen d’assurer l’hégémonie de la bourgeoisie

Comme évoqué3, la bourgeoisie française, pour assurer sa domination a dû combattre le poids du monarchisme, des propriétaires fonciers et de l’Eglise présente, non seulement dans l’appareil d’Etat mais surtout dans tous les interstices de la société française. C’est ce qui explique, en partie, la virulence des révolutionnaires de 1789 qui, proclamant la liberté de conscience, s’opposent frontalement à la croyance religieuse et à ses institutions catholiques. Ils se radicaliseront jusqu’à l’instauration éphémère d’une nouvelle religion « laïque » ( ?), celle de l’Etre suprême. Sous d’autres formes l’Empereur Bonaparte poursuivra ces tentatives d’assujettissement de l’Eglise à sa propre grandeur sacralisée. La Monarchie restaurée (Louis XVIII, Charles X) démontrera que l’hégémonie de la bourgeoisie est loin d’être assurée tant le poids de l’Eglise catholique reste particulièrement puissant.

Cette lutte, la 3ème République va la poursuivre et ce qui va réunir la Gauche des radicaux aux socialistes, l’anticléricalisme, va lui donner les moyens d’une séparation définitive de ce qui est du domaine du temporel que la bourgeoisie ne peut partager, avec ce qui reste du domaine spirituel. La forme idéologique de combat entre des fractions de classes permet de marginaliser, d’ignorer pour la première fois, l’appui du peuple devenu trop dangereux (1831, 1848 et surtout 1871). La bourgeoisie républicaine peut seule mener cette bataille sans l’appoint des forces populaires si ce n’est sous la forme d’un consentement passif. En 1905, la séparation de l’Etat et de l’Eglise sera instituée.

Mais, au-delà de la proclamation juridique de ce principe, il s’agit d’arracher les masses, tout particulièrement paysannes, à l’influence de l’Eglise. L’enjeu en est l’enseignement dispensé. Les écoles laïques républicaines doivent se substituer aux institutions religieuses jusque et y compris dans le moindre village le plus reculé. Les lois de Jules Ferry (1881, 1882) n’ont pas d’autres motivations : la scolarité gratuite et obligatoire dans le primaire puis dans le secondaire a pour but de « réconcilier la supériorité numérique avec la supériorité intellectuelle de la classe dominante et de former (par conséquent) des citoyens respectueux des institutions républicaines (réellement existantes) par l’éducation civique et morale » (contre celle diffusée par le clergé)4. Cet objectif n’a rien de commun avec la fameuse « égalité des chances », autre mythe inventé par la Gauche républicaine, pour justifier l’école qui, comme le montre Bourdieu, n’est qu’un appareil qui, pour l’essentiel, reproduit les divisions de classes, tout en permettant à une fraction infime des classes populaires d’accéder à l’élite. Cette proclamation à caractère idéologique détourne du combat de classes en focalisant les énergies sur la « démocratisation » de l’enseignement. Des mesures institutionnelles facilitant l’accès à l’enseignement supérieur, par exemple, ne peuvent se substituer au combat d’idées contre la pensée dominante. Par ailleurs, la lutte pour l’égalité réelle n’est pas, bien évidemment, une question de chances qui augureraient des mesures réglementaires.

Pour en revenir au combat initial mené par les Gauches, force est de constater son caractère d’abord anticlérical et son fondement économique, celui permettant aux ruraux pratiquant le patois d’accéder aux rudiments de l’instruction et du français, afin de développer plus efficacement les forces productives industrielles. La conscription jouera un rôle équivalent par le brassage des populations tout en diffusant des visions patriotiques, chauvines et colonialistes. S’agissant de la laïcité, le petit père Combes5 et ceux qui lui succèderont s’attireront les foudres du Vatican dont les effets ne s’atténueront véritablement qu’à partir de 1926. Cette année là, Pie XI condamne l’Action française, ce néo royalisme maurrassien. Commence à s’ouvrir, dès lors, un espace permettant l’émergence d’une Gauche chrétienne puis ouvrière, et ce, surtout après 1945. Un compromis instable est donc trouvé avec les forces vaincues de la réaction catholique. Elle retrouvera une nouvelle vigueur lors de l’instauration du régime de Vichy.

Entre temps et ensuite, oubliant l’origine de son affrontement, la classe dominante, selon les opportunités, oscillera entre reniements et diversions. Les repères historiques qui suivent illustrent cet opportunisme de circonstance. Et pour la Gauche de Gouvernement, ce qui importe lorsqu’elle accède aux commandes de l’Etat, c’est de remplir cette fonction de cohésion du bloc hégémonique en s’assurant les bonnes grâces de l’électorat y compris le plus réactionnaire.

Ainsi, Léon Blum, communiant avec la France catholique, n’hésite pas, pour l’intronisation du 20ème anniversaire du Pape à se rendre à la nonciature. Le 8 juillet 1937, il récidive en recevant le légat du Pape avec tous les honneurs dus à un chef d’Etat, lors de l’inauguration de la Basilique de Lisieux.


Ceux qui s’effraient des simagrées papales de Sarkozy ont oublié cet épisode, encore que le temps où Jack Lang subventionna cette même basilique n’est pas si lointain, ni l’année 1980 où Michel Rocard accueillit Jean Paul II, en ces termes, en Alsace « Très Saint Père, je vous accueille en cette terre concordataire ». Certes, la loi de 1905 n’y est pas appliquée, la Gauche souffrant cette exception et oubliant son article 2 qui pourtant exclut toute dérogation : « La République ne reconnaît, ne salarie aucun culte. Tout séjour de personnalités politiques du Vatican est jugé inacceptable si le motif du voyage n’est pas purement diplomatique ». En l’occurrence, essentiellement prosélyte, il n’en possédait aucun.

Dans le contexte actuel marqué par la marginalisation de l’influence du catholicisme, la nécessité pour la Gauche de compromission de conserver l’électorat laïque, présent surtout dans l’enseignement, l’amène à pratiquer des surenchères « laïcardes » pour mieux faire diversion face aux problèmes sociaux qu’elle se refuse à appréhender.

Ainsi, en 1982, la politique d’austérité à mettre en œuvre, est occultée par la guerre scolaire rallumée avec vigueur. L’opposition entre le public et le privé s’effectue en lieu et place de la « guerre de classes ». Et ce, alors même que le Conseil constitutionnel avait posé le principe fondamental de la liberté de l’enseignement dans le cadre du contrat d’association, l’Etat s’assurant ainsi le contrôle du contenu de l’enseignement dispensé et celui de la formation des maîtres. La polémique et l’agitation gouvernementale autour du refus de financer le privé provoque une mobilisation massive. En avril 1982, il se clôt par une manifestation monstre de 2 millions de personnes, l’école « libre » alignant pour sa part le 24 juin, 1 million de protestataires. Ces mises en scène et la comparaison de ces cohortes masquent le tournant de la rigueur mais ne reflètent pas l’évolution de l’opinion qui désapprouve l’instrumentalisation de la laïcité et de la scolarisation. En effet, non seulement 40 % des élèves effectuent un passage dans le privé du fait même des carences du service public, mais surtout, dans ce combat pour la liberté aliénée, la Droite en sort symboliquement victorieuse : le texte de la loi Savary est retiré, la ministre démissionne.

Bien après, les vociférations du Premier Ministre Mauroy contre les prétendues grèves islamistes, stigmatisant les OS maghrébins, surgit dans le même esprit de diversion, en juillet 2003, « l’affaire dite du foulard islamiste ». Savamment orchestrée du haut des sommets de l’Etat et par les médias, elle a pour fonction de lancer la militance « laïcarde » dans un pseudo combat progressiste, contre un ennemi imaginaire, le fondamentalisme musulman qui menacerait la République et l’école. La campagne médiatique contre les grands frères machistes et les filles asservies s’intensifie malgré les mises en garde. L’appel de militants laïques et féministes de renom, tels Maître Henri Leclerc de la Ligue des Droits de l’Homme, du philosophe Etienne Balibar, de Pierre Vidal Naquet, n’est pas entendu. Ils s’insurgent contre l’expulsion d’élèves, leur message est on ne peut plus clair : « C’est en accueillant les jeunes filles voilées à l’école laïque qu’on peut les aider à s’émanciper alors que l’exclusion les voue à l’oppression ». A l’inverse, Fabius, Mauroy, Georges Sarre et bien d’autres politiciens orchestrent une vive campagne islamophobe en prétendant que le port du voile par quelques filles, que ce phénomène marginal donc, porte atteinte à la liberté de conscience, à la République, comme si la France était en passe d’être submergée par des « barbus » prosélytes. En fait, ils jettent l’opprobre contre les révoltes des quartiers populaires, en y cherchant des boucs émissaires et, par là même, en important la guerre des civilisations prônée par Bush. Cette manipulation de l’opinion, cette diffusion de la peur de l’Autre s’articule avec des dispositifs sécuritaires visant les nouvelles classes dangereuses car le ver de la misère est dans le fruit du capitalisme débridé qui fabrique chômage, précarité et délinquance. Ce radicalisme bourgeois n’est d’ailleurs qu’un anticléricalisme univoque qui s’accommode de mansuétude pour l’Etat juif des sionistes, du port de la kippa et passe sous silence la prolifération des groupes évangélistes. Ce qui gît derrière ces apparentes omissions c’est bien une vision impériale de l’Occident et de l’Europe blanche et catholique. Les débats autour du prétendu apport civilisationnel du catholicisme qui devait être introduit dans la Constitution européenne en font foi. Et que dire du silence gêné face aux saillies de Benoît XVI contre le recours aux préservatifs en Afrique face à la pandémie du Sida ? Certes, quelques âmes bien pensantes se sont émues en termes pieux contre la réintégration d’un évêque négationniste …

Un gouffre sépare le laïcisme de notables pro atlantistes et européocentristes de la « laïcité prolétarienne » telle que la définissait Marceau Pivert6 : « Cette protestation permanente d’une classe (ouvrière) contre toutes les classes qui tendent à la paralyser » ou celle de ceux qui, dans la lignée de Karl Marx, savent que la religion contre les cléricatures temporelles est, malgré tout, la protestation de « l’âme d’un monde sans âme », « l’esprit dans un monde sans esprit », cette « vallée des larmes » d’où surgissent des Thomas Munzer7, les partisans de la libération de l’Irlande, de la théologie de la Libération, de la Gauche anticolonialiste. Le sectarisme « laïcard » n’est pas en mesure d’être la trame de l’unité ouvrière et populaire.


II – Le « civilisationisme » de la Gauche expansionniste et colonialiste

Lors de l’instauration de la 3ème République, après l’écrasement de la Commune, la bourgeoisie, face à l’Allemagne unifiée de Bismarck, est confrontée à un véritable défi. Affaiblie par la défaite de Napoléon III à Sedan, privée de l’Alsace Lorraine, elle se doit d’assurer le développement économique et industriel de la France du capital face aux concerts d’autres nations européennes concurrentes. Comment assurer la « revanche », préparer la reconquête des provinces perdues, devancer l’ennemi prussien. Ces questionnements vont enflammer les débats parlementaires. Le Clemenceau de l’époque va s’opposer à Jules Ferry. Ces deux personnages sont représentatifs des joutes qui confrontent ceux qui refusent de verser le sang français dans les colonies en vue de le préserver pour la revanche à ceux qui, s’appuyant sur l’exemple britannique, prétendent qu’il convient d’abord de construire « la plus grande France » pour s’assurer de récupérer l’Alsace et la Lorraine. Toutefois, ces deux fractions du personnel politique de la bourgeoisie sont d’accord sur un point essentiel : le développement industriel doit s’assurer sans heurts et, pour ce faire, les éléments perturbateurs, indésirables doivent être exilés en terres lointaines. A l’exemple de Louise Michel, ils seront déportés en Algérie, en Nouvelle Calédonie …

L’entreprise coloniale expansionniste est lancée, les partisans de la revanche attendront. Avec Jaurès à leur tête, les socialistes vont se rallier à l’engouement civilisateur en invoquant l’humanisme dont ils seraient porteurs avant, bien plus tard et pour des raisons analogues, de faire valoir le droit d’ingérence. Pour fixer des repères illustratifs à la dérive colonialiste et /ou impériale de la Gauche, il y a lieu de distinguer la période d’avant 1945, de celle qui lui succède. Auparavant la démystification de la figure de Jaurès s’avère utile comme pour souligner que dans l’histoire du mouvement ouvrier rien n’est joué d’avance en matière de lutte d’idées.

Jaurès ou le social-impérialisme

Bien que les Versaillais semblaient avoir brisé pour longtemps les tentatives d’organisation autonomie de la classe ouvrière après l’écrasement de la Commune de Paris, une dizaine d’années lui suffise pour qu’elle resurgisse tout en restant d’abord extrêmement divisée sur ce qu’il était possible d’entreprendre. Entre les Possibilistes, partisans d’un socialisme municipal qui s’étendrait progressivement, et les Allemanistes prônant non seulement la fédération des communes, l’indépendance syndicale mais également la grève générale insurrectionnelle, le désaccord est total. Tout comme il l’est d’une part entre les Vaillantistes se revendiquant de Marx et de Blanqui, acquis à la tradition « putschiste » des barricades sur le modèle des journées de 1830, 1848, voire de la Commune et, d’autre part, les Guesdistes qui, plus dogmatiques, entendent gagner en influence par une plus lente implantation politique et syndicale. Tous ces partis8 à l’implantation limitée, refusent les aventures coloniales pour deux raisons : par pacifisme surtout mais pour rester fidèles par ailleurs au principe selon lequel « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre ». Avec la fusion de ces différents groupes au sein de la SFIO et, sous l’influence notable de la Fédération des socialistes indépendants conduite par Jaurès, la donne va progressivement basculer. Le poids des parlementaires « socialisants » de ladite Fédération n’est pas anodin.

Le Congrès constitutif de la SFIO, en 1903, procède donc à l’unification des différents courants, il se proclame Parti de lutte de classes, affirme ses refus : non aux crédits de guerre et aux conquêtes coloniales, non à la participation à un gouvernement bourgeois. Mais, dès 1908, au 2ème Congrès, les « socialistes indépendants » font sentir leur influence. La SFIO se présente comme un parti réformateur par voie électorale ce qui ne manque pas d’accroître les tensions avec les anarcho-syndicalistes présents et majoritaires dans le mouvement syndical.

Jaurès, quant à lui, connaît une évolution singulière représentative en fait du peu d’indépendance des parlementaristes socialisants vis-à-vis des visées expansionnistes de la classe dominante. Pro-colonial en 1885, estimant avec nombre de ses contemporains qu’il faut civiliser « les peuples enfants », il vote les crédits de guerre pour le Tonkin. En 1889, devenu « socialiste », il provoque un beau tollé à l’Assemblée Nationale en demandant que la citoyenneté soit accordée à tous les Arabes d’Algérie. Cette voix iconoclaste dans le marigot politicien reste colonialiste car comme elle l’affirme « il ne faut pas dépouiller la France ». Au Congrès constitutif de la SFIO, fidèle gardien desdites dépouilles, il se prononce pour une « politique coloniale humaine et cohérente » car « la France a le droit d’avoir des débouchés lointains » pour « permettre une hausse des salaires » dans la métropole. Cette position social-impérialiste préfigurant clivages, évolutions et retournements, avant, comme après 1945.

De 1905 à 1945. Au sein d’un colonialisme dominant la brève période anticolonialiste

A l’aube du 19ème siècle, le sort des colonisés préoccupe peu. L’humanisme, tout en réprouvant les excès, cautionne l’expansion coloniale. Certes, la Ligue des Droits de l’Homme dénonce crimes et illégalités au Congo belge (recours au travail forcé) ainsi que les massacres au Maroc (1908). Mais il est inenvisageable de revendiquer les mêmes droits pour les indigènes, ceux-ci sont réservés à l’homme blanc. Dans ces avancées les plus osées, tout juste convient-il de réclamer de l’Empire paternel qu’il « aide les colonisés à se gouverner eux-mêmes», pour l’avenir. Quant aux socialistes, ils se doivent d’entretenir leur capital électoral parmi les colons qui se caractérisent par leurs comportements racistes à quelques exceptions près. Tout juste conviennent-ils avec d’autres civilisateurs qu’un droit d’accès à la citoyenneté française doit être accordé aux indigènes les plus méritants, « comme récompense pour service rendu à la nation » pour autant qu’ils sachent lire et écrire. Etrange continuité de l’Histoire où l’on retrouve aujourd’hui, sans papiers, sans droits, à qui, pour les en munir, l’on fait passer des tests du « bien parler ».

La guerre 14-18, comme un coup de tonnerre, va mettre à rude épreuve les belles âmes humanistes. Les travailleurs coloniaux enrôlés dans l’industrie de guerre, d’autres indigènes en première ligne servant de chair à canon, ne sont plus des réalités lointaines, les exactions se déroulent sur le sol de France. Les illusions sur la supériorité des blancs de France s’effondrent. La Révolution bolchevique de 1917 et l’appel à la libération des peuples coloniaux vont perturber la Gauche bien pensante. Parmi les 21 conditions pour rejoindre les rangs du communisme lors du Congrès de Tours (1920), figure le soutien aux luttes de libération nationale. Les pro-coloniaux sont exclus. En 1924, contre la guerre du Rif, en soutien à l’insurrection menée par Abd El Krim, le jeune Parti communiste mène dans tout le pays une agitation politique exemplaire et appelle à la grève générale qui sera une demi-réussite. La défaite d’Abd El Krim (1926) sonne le glas de cette brève période flamboyante des communistes. D’ailleurs, la bourgeoisie se déchaîne contre eux : leurs pressions, leur refus de voter les crédits de guerre, leur condamnation des socialistes sont intolérables. On les accuse d’être des « anti-patriotes », « les communistes voilà l’ennemi ». Quant à la Gauche socialiste, elle prêche « l’humanisme colonial », prône «l’émancipation graduelle », dénonce les abus pour « alléger les souffrances » et « adoucir la misère ».

Dès 1936, le PCF opère un revirement qui ne se démentira pas. Le stalinisme l’a emporté, les ambiguïtés de l’antifascisme justifient bien des contorsions. Thorez en appelle à une « colonisation altruiste » de Gauche, affirme que le « droit au divorce n’est pas l’obligation de divorcer » car, assurément, la mariée est trop belle pour la République. Mise à part l’amnistie accordée aux prisonniers politiques vietnamiens qui pourrissaient dans les bagnes coloniaux, la politique du Front Populaire n’a aucun effet sur les Indigènes. Ils demeurent sujets de l’Empire. En octobre 1936, des grèves au Vietnam et en Tunisie sont durement réprimées, tout comme celles qui, toujours en Tunisie, un peu plus tard se concluent par une répression sanglante et l’arrestation des dirigeants du Neo-Destour. En terre indigène, le droit français ne vaut que pour l’homme blanc, aucune liberté syndicale n’est reconnue, le droit du travail est inexistant. L’impérialisme humanitaire n’est que le masque souriant de la barbarie qui s’y dissimule.

De 1945 à aujourd’hui, quelques repères significatifs

L’oppression nazie à peine vaincue, le personnel politique tout juste recomposé au sein duquel se sont glissés des ministres communistes staliniens, s’opère, dans le sang des victimes, la reconquête de l’Empire ébranlé. Et ce sont les massacres de masse face aux revendications indépendantistes et le soutien sans réserve aux colons, à Sétif et à Guelma (Algérie), à Madagascar (1945), à Hanoï (1946). Si le socialiste Ramadier ne voit, dans ces actes de répression sanglante que des « incidents », les Staliniens à l’image de leur maître y dénoncent un complot imaginaire où s’exercerait « la main (invisible) des hitlériens et des vichystes coloniaux ». De toute façon, pour eux, il ne saurait être question de « livrer l’Empire français à l’impérialisme américain » car la guerre froide commence. Cette fable resservira contre Nasser lors de l’intervention franco-anglaise face à la nationalisation de Suez, qui tournera au fiasco. Quant aux justifications de la SFIO, elles remettent en musique les « valeurs » de l’impérialisme humanitaire : face à l’immaturité sociale et politique des colonies, la souveraineté française serait un moindre mal car, c’est bien sûr, on ne saurait livrer les colonisés aux féodaux. Il en va de la grandeur de la France. Ces belles âmes de la 4ème République dominée dans les gouvernements qui se succèdent, dominée par les socialistes et radicaux de gauche, mèneront une guerre impitoyable aux mouvements de libération nationale qui secouent l’Empire. Au Vietnam, après la défaite de Dién Bién Phu (1954), ils passeront le relais au Vietnam à l’impérialisme américain tout en s’acharnant à vouloir gagner la « pacification » en Algérie. Cette guerre, qui n’osait dire son nom, fut pour l’essentiel l’apanage de la Gauche. En 1956, Guy Mollet obtient les pouvoirs spéciaux, le PCF ne rechignant pas sur son soutien. De 54 000 hommes, l’armée d’occupation et de répression passera progressivement à 350 000 hommes du contingent. Cette Gauche colonialiste dans les discours prétend avoir une âme mais dans la pratique n’a pas d’état d’âme pour laisser se développer la torture et les « corvées de bois », terme pudique ( !) pour les exécutions. Toutefois, la force du mouvement nationaliste va faire mûrir progressivement les esprits, en dehors de la Gauche. De Témoignage Chrétien, des revues Esprit, les Temps Modernes, des protestations de Jean Paul Sartre, de François Mauriac et, bien sûr, des rangs clairsemés des trotskystes et des anarchistes vont naître une résistance anticolonialiste. Et se constituer les réseaux des « porteurs de valises » organisés par Jeanson et Henri Curiel. Leur agitation va gagner des franges du mouvement étudiant et provoque tardivement une scission au sein de la SFIO, donnant naissance au PSA (1958) devenu PSU en 1960. La Gauche de gouvernement, cette « putain respectueuse » de l’ordre établi9, pour s’opposer à ces trublions, constitue un comité pour l’Algérie française. On trouve, à sa tête, Lacoste, Max Lejeune et Albert Bayet de la Ligue des Droits de l’Homme ( !). Quant aux communistes, même après le « coup d’Etat » de De Gaulle, ils en appellent à la paix, à la négociation mais … sans le FLN. En responsables patentés, ils condamnent les « aventuristes qui prônent l’insoumission et la désertion ».

La décolonisation a désormais réduit l’Empire à l’état de confettis mais les réflexes néo et postcoloniaux demeurent dans la France-Afrique comme dans les DOM-TOM. Le programme commun a certes affirmé que ces territoires et départements devaient posséder un statut d’autonomie pour mieux étouffer toute velléité d’indépendance-association avec d’autres pays plus proches. La suprématie des colons et des békés se devait d’être maintenue. En 1985, le leader indépendantiste Eloi Machoro est assassiné dans la grotte d’Ouvéa et le référendum promis par Rocard dans les 10 ans attend toujours. Il vient d’être renvoyé à 2014 ou 2018 ( ?). L’Histoire continue pour la Gauche, rien ne doit véritablement changer jusqu’aux prochaines explosions sociales et identitaires, et ce, malgré la déclaration de l’ONU de 1986 indiquant que la Nouvelle Calédonie et la Guyane sont des territoires à décoloniser.

L’oppression postcoloniale dans les confettis de l’Empire républicain demeure comme viennent de le confirmer les mobilisations sociales et identitaires en Guadeloupe, à la Réunion et en Martinique. La crise que nous traversons ébranlera les rapports sociaux de domination dans ces pays tout comme ceux qui en Afrique vivent des situations néocoloniales. Après les logorrhées sur l’entreprise éthique, le capitalisme moralisé, verra-t-on, pour mieux masquer la barbarie à venir, les régions exotiques et éthiques ? Les valeurs de la Gauche morale ont encore de l’avenir devant elles … A moins que se lève une nouvelle militance intransigeante sur les principes internationalistes. Pour l’heure, le scepticisme l’emporte.

Gérard Deneux

Pour en savoir plus


« Histoire des Gauches en France » tomes 1 et 2. JJ Becker et G. Candar. Ed la découverte
« La République impériale » Olivier Le Cour Grandmaison – éd. Fayard
« Coloniser. Exterminer. La guerre et l’Etat colonial » Olivier Le Cour Grandmaison – Fayard
« Le livre noir du colonialisme » direction Marc Ferro – ed Robert Laffont
« L’ère des Empires – 1875-1914» Eric Hobsbawm – éd. Hachette Pluriel
« La République du mépris » Pierre Tévanian – éd. La découverte
« Massacres coloniaux – 1944-1950 » Yves Bénot – éd. La Découverte


1 Titre du livre de Mitterrand condamnant la 5ème République
2 l’exemple dramatique de l’écrasement des conseils ouvriers et du spartakisme lors de la Révolution allemande de 1918 est à méditer. Lire à ce sujet « Allemagne 1918. Une révolution trahie » de Sébastian Haffner
ed.. Complexe
3 voir précédents articles
4 Les parenthèses ajoutées ne font, bien évidemment, pas partie de la citation de Jules Ferry, elles l’explicitent
5 Emile Combes. Docteur en théologie, défroqué, se rallie au radicalisme, devient Président du Conseil de 1902 à 1905. Il provoque par la loi de 1905 la rupture avec le Saint Siège

6 Dissident de Gauche de la SFIO

7 Leader des paysans, lors de la guerre des paysans en Allemagne. Lire « La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne » et son premier chapitre sur la guerre des paysans. Editons Sociales
8 Paul Brousse – leader des Possibilistes regroupés dans la Fédération des travailleurs socialistes (1882)
Jean Allemane – ancien Communard – en 1890 fonde, par scission, avec les Allemanistes le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire
1881 – Paul Vaillant, marxiste, fonde le Comité central révolutionnaire qui deviendra l’Alliance communiste (1896) puis le Parti Socialiste Révolutionnaire (1898)

1893 : Jules Guesde, marxiste dogmatique, fonde avec Lafarge, le Parti Ouvrier de France, il finira par rejoindre l’Union sacrée à la veille de la 1ère guerre mondiale
9 Le mot est de Jean Paul Sartre

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