jeudi 11 juin 2009

Eléments d’histoire de la Gauche en France (4). La Gauche et l’économie.

L'ensemble de ces textes historiques est paru dans A Contre Courant, publication où les AES apportent leur contribution. Nous encorageons l'ensemble de nos sympathisants et adhérents à s'abonner au journal.


Il fut un temps où le Parti Socialiste de Mitterrand, allié au Parti Communiste, prônait la « rupture d’avec le capitalisme » et avançait son intention de « changer la vie ». Ce souvenir, nostalgie d’aujourd’hui pour nombre de militants socialistes, relève d’un archaïsme d’une autre époque tant ils ont accepté la nécessité de s’intégrer au système tel qu’il est. Ce qui apparaît aujourd’hui comme une parenthèse révèle une continuité réelle sur le plan des rapports que la Gauche entretient avec l’économie capitaliste. Certes, au regard de l’effondrement de la SFIO, la période 1972-1982[1] implique une discontinuité avec la participation aux Gouvernements de la Vème République. Elle ne peut se comprendre que dans le cadre de la crise d’hégémonie que connaissent les classes dominantes : la nécessité de rallier les couches moyennes intellectualisées, celles qui, en 1968, contestaient le système, alors même qu’avec la Gauche une place pouvait leur être offerte[2]. Cet article consiste à éclairer la matrice qui fonde les choix de la Gauche, à savoir l’acceptation des ressorts de l’économie capitaliste, malgré ses crises et ses ajustements.

La vision qu’en ont (malgré leurs différences) les Gauches de Gouvernement renvoie à une acceptation du système, malgré ses défauts, qu’il faudrait expurger. Elle ne saurait à elle seule rendre compte des réformes sociales, des acquis que l’on pourrait mettre à leur actif. Il y a donc lieu de revenir sur des éléments d’histoire illustrant l’incapacité assumée à promouvoir le changement de système. Aucune illusion ne peut être entretenue à ce sujet surtout aujourd’hui qui n’est plus le temps où « la Gauche essayait »[3] . Elle a désormais permis au capital financier d’assurer sa domination.

Une vision : rendre le capitalisme plus humain pour capter l’électorat populaire ?

Pour la Gauche installée dans la République, dans « la plus grande France » ou la Nation, voire dans l’Europe de maintenant, le capitalisme n’est pas un système d’exploitation qui assure la domination d’une classe sur une autre. L’objectif ne consiste surtout pas à renverser la bourgeoisie, à briser son appareil d’Etat, à exproprier les expropriateurs, à socialiser les moyens de production et d’échanges, bref à émanciper l’Humanité de la domination du capital. Malgré les rhétoriques employées, ce projet n’est jamais d’actualité. Ce qui importe, c’est de consolider ou reconquérir les bases sociales constituant l’électorat des Partis de Gauche, à savoir les classes moyennes et l’aristocratie ouvrière dont il faut capter le vote pour espérer s’introduire dans les hautes sphères de l’appareil d’Etat lorsque les circonstances s’y prêtent, les mouvements revendicatifs et les organisations syndicales pouvant être instrumentalisés pour atteindre ce but. Et c’est là que réside la raison d’être d’un certain nombre des mythes réducteurs qui véhiculés, incorporés, restreignent la portée du combat à mener contre le capitalisme.

Ces mythes entretiennent l’illusion que le système aménagé peut revêtir un visage humain. Et selon les périodes, il suffirait de supprimer les « féodalités financières » (1840), « d’abattre le mur de l’argent », de se débarrasser des « 200 familles » ou encore de « mettre la main sur les trésors cachés des entreprises », « faire payer les riches ». Et si « la croissance agrandit le gâteau », il convient de « mieux le partager » car comme disait Léon Blum « la prospérité est la mère du socialisme » et l’expansion coloniale se justifie si elle est humaine et apporte un mieux être aux métropolitains. A d’autres périodes, lorsque les couches moyennes traditionnelles ou nouvelles sont brimées dans leurs aspirations culturelles ou sociétales, le credo de la Gauche aura pour cibles restreintes, « la France colonisée par les USA » ou la fascisation de l’Etat qui appelle soit de revivifier l’exception culturelle de la France, soit la démocratisation d’un Etat dont la nature de classes est occultée. Ces formules entretiennent d’une part l’illusion d’une économie qu’il suffirait de moraliser pour qu’elle soit mieux gérée et, ainsi, « au service de l’Homme », les classes et les antagonismes qui les opposent ayant disparu. Dans cette hypothèse, tout débat sur le système socialiste en tant que projet est interdit. D’autre part, le ressort de toute transformation sociale, à savoir la lutte des classes, dans sa dimension politique se réduit à sa dimension économique et la prise de conscience à une prise de parti pour la Gauche électoraliste, bref à la délégation de pouvoir vis-à-vis de ceux qui n’aspirent qu’à s’introduire dans l’appareil d’Etat en prétendant mieux le gérer au profit des classes populaires. En fait, leur entrée dans les dispositifs étatiques ne fait que traduire des failles dans la domination hégémonique de la classe dominante, elle-même consciente de la nécessité de se restructurer autour d’alliances nouvelles[4]. Enfin, à moins de perdre toute influence sur ses bases électorales, ce qui ne peut advenir qu’en cas de crise révolutionnaire, la Gauche doit, ne serait-ce que temporairement, répandre la croyance qu’elle seule peut répondre aux aspirations populaires. Pour illustrer cette thèse, quelques exemples sur la survenance des réformes sociales consenties par le système suffiront à montrer que les classes dirigeantes, elles-mêmes, y avaient intérêt.

La lutte des classes et les nécessités structurelles du capitalisme

Si la nécessité de taxer le capital fut l’une des revendications portée par les salariés afin d’améliorer leur sort, cette redistribution des richesses ne va pas de soi pour les classes dominantes à moins qu’elles n’y consentent par intérêt ou pour faire cesser la pression qui s’exerce sur elles.

Ainsi, ce n’est qu’à la veille de la guerre 14-18, dans le cadre d’un affrontement prévisible avec le capitalisme allemand, et de l’effort financier à consentir pour le préparer, qu’un certain nombre d’impôts furent votés. Ce n’est qu’en mars 1914, donc tardivement, qu’est institué l’impôt foncier, et en juillet de la même année que le Parti Radical fit admettre le recours à l’impôt progressif sur le revenu. Inversement, c’est sous la contrainte, non pas des Partis de Gauche installés au Gouvernement, mais bien des luttes grévistes et des occupations d’usines qu’en juin 36 le patronat cède aux revendications. Le programme des partis de Gauche n’envisageait nullement d’accorder des augmentations de salaires ou la semaine des congés payés. Et s’il faut savoir terminer une grève (Thorez) c’est bien pour éviter que la lutte des classes ne prenne une tournure insurrectionnelle incontrôlable pour ceux qui se sont installés au sommet de l’Etat. La politique de non intervention en Espagne, dans le cadre des ambiguïtés propres à l’antifascisme, viendra confirmer l’option de statu quo choisie dans le cadre des rapports de forces de classes tant franco-françaises que sur le plan international.

La parenthèse keynésienne-fordiste, qui s’ouvre après la 2ème guerre mondiale, diffère des exemples précédents en ce sens où elle obéit à la fois à une nécessité structurelle du capitalisme de se reconstruire et au « danger » auquel il doit faire face. La crise de 29-30, la montée du fascisme et la guerre appellent à une reconstruction-régulation du capitalisme pour éviter que se réenclenche un processus de même type. Toutefois, ce choix s’opère sous la contrainte, celle de contenir les aspirations des salariés et la volonté des militants (programme du Conseil National de la Résistance). Cette double contrainte s’exerce sur une classe dominante affaiblie par sa collaboration avec le fascisme. En outre, la reconstruction du capitalisme sous la forme d’un « Etat social » redistributeur implique le consentement des masses, l’acceptation de « se retrousser les manches » afin que sous d’autres formes l’exploitation capitaliste puisse perdurer tout en se modernisant. L’Etat n’est pas seulement « social » (sécurité sociale …) mais interventionniste pour refonder le capitalisme français (nationalisations, planification), au profit des classes dominantes, d’autant que l’avance de capital à consentir est énorme, d’où le recours au plan Marshall.

Toutefois, la Gauche dite socialiste n’a jamais abandonné l’idée d’un capitalisme libéralisé. Elle n’y a été contrainte que pour développer son influence sur l’électorat populaire et combattre les partisans d’un capitalisme d’Etat (PCF). En effet, des contradictions sont apparues au sein des classes dominantes sur la manière de reconstruire, après guerre, le capitalisme français. Les hésitations sur les choix à opérer : garder l’empire colonial ou s’en défaire dans les meilleures conditions, moderniser l’appareil de production à marche forcée ou non, quitte à lâcher les classes moyennes traditionnelles, libérer ou non le capitalisme « social » des contraintes étatiques et réglementaires. La gestion de ces hésitations renvoie à l’instabilité de la 4ème République, au poids important du PCF, à la vigueur du mouvement ouvrier et à la solution bonapartiste trouvée qui oppose gaullistes et communistes tout en les rassemblant dans le compromis fordiste accepté et dans la volonté de contenir l’hégémonie états-unienne.

Mais, très tôt, les socialistes ont été les précurseurs du libéralisme à restaurer sous l’égide de la puissance US. Dès les années 50, c’est André Philippe de la SFIO qui préconise la construction de l’Europe par l’économie sous le prétexte de « l’instauration d’une vraie concurrence au bénéfice des consommateurs »[5]. Les réflexions de ce précurseur séduiront et seront reprises par Jean Monnet. Cet activiste de l’Europe du Capital sera l’un des acteurs favorisant la signature du premier Marché Commun, celui du charbon et de l’acier (CECA). En 1957, avec le traité de Rome, s’installe le Marché Commun qu’approuve la Gauche atlantiste. Les débats sur la Communauté européenne de Défense (CED) prouvent que cette Gauche, sachant les USA enlisés dans la guerre de Corée, est prête à tout pour contribuer, dans le cadre de l’Europe, à la défendre pour soulager l’ami américain. La vive réaction du PC et surtout l’opinion hostile au réarmement de l’Allemagne signeront finalement l’échec de ce projet.

Quand De Gaulle condamnera l’Europe supranationale en 1962, et surtout lorsqu’il dit NON à l’entrée de la Grande Bretagne qu’il qualifie de « cheval de Troie » des USA, les socialistes s’en indignent. Toutefois, lorsque Pompidou se prononce pour l’admission de l’Angleterre, la SFIO s’abstient (le PC vote contre). C’est qu’il convient désormais de faire face au discrédit de cette organisation politique dite socialiste qui n’est plus que l’ombre d’elle-même et de s’atteler à sa refondation. Compromis dans les guerres coloniales et les politiques anti-populaires menées sous la 4ème République, le nouveau Parti ne peut émerger qu’à certaines conditions. Outre l’équation personnelle de Mitterrand (cet ancien Vichyste rallié tardivement à la Résistance et au social), l’adoption d’une nouvelle rhétorique de rupture d’avec le capitalisme s’impose, tout comme l’alliance incontournable avec le PCF et donc l’abandon d’un verbiage anticommuniste et atlantiste. Mais la concession la plus difficile devait être l’adoption de mesures visant à rétablir une forme de capitalisme d’Etat, lui-même en train de tomber en désuétude avec les libéralisations déjà introduites par Pompidou et Giscard d’Estaing. D’autant qu’avec Thatcher, puis Reagan, la « contre révolution » libérale était en marche. D’où les controverses entre PC et PS sur l’actualisation du programme commun où la Gauche socialiste tentait, avec plus ou moins de succès, de revenir sur les concessions octroyées à leur allié-concurrent qui, déjà, s’affaiblissait.

Mais, ce qu’il importe de rappeler, en dehors du processus d’Union de la Gauche et de la brève parenthèse de 1981 à 1983, c’est la rapide conversion de la Gauche socialiste au credo du libéralisme, l’espérance … européenne se substituant au socialisme pour « changer la vie » au profit des gagnants du style Tapie. Sous couvert de « l’économie mixte », Delors et Bérégovoy privatisent le système bancaire, les entreprises publiques, développent la Bourse et entament la privatisation des services publics, ce qui sous l’ère Jospin, vaudra ce cri du cœur des Echos « Ah ! si tous les Gouvernements de Droite privatisaient aussi bien que la Gauche ». Cette période est riche d’enseignements, notamment vis-à-vis de ceux qui entretiennent ou sont victimes d’illusions que le Parti socialiste diffuse sur sa véritable nature.

Ce que la Droite ne peut pas faire, la Gauche le fait

Dès 1981, le débat sur le tournant à opérer est présent dans les plus hautes instances. En septembre de cette même année, Jacques Delors, ministre de l’économie et des finances et Fabius, ministre du budget[6], envisagent la réforme de la Bourse, afin de « faire face aux besoins de financement qui s’accroissent, sans création monétaire, en s’appuyant sur l’épargne financière plutôt que sur les crédits bancaires » contrôlés par l’Etat en cette période de nationalisations. Ce prétexte anti-inflation masque la volonté d’assurer l’essor des marchés financiers et l’organisation du retrait de l’Etat en matière d’intervention dans l’économie. En supprimant les prêts d’Etat subventionnés orientant le développement économique, il s’agit d’inciter les entreprises à trouver des capitaux à la Bourse, sur les marchés financiers. En janvier 1984, le statut des établissements de crédits est modifié pour favoriser la concurrence, la libéralisation de la Bourse intervenant en 1985. La politique de rigueur mise en œuvre en 1983 entame le grignotage des augmentations de salaire obtenues. Le Financial Times félicite le Gouvernement français qui « adopte une attitude toute capitaliste en ce qui concerne le développement nécessaire de la Bourse ». C’est Bérégovoy, 1er ministre, qui met en œuvre cette politique de «désinflation compétitive », d’austérité salariale et de limitation des dépenses publiques. De 1985 à 1989, le contrôle des changes est démantelé, les capitaux peuvent circuler librement hors des frontières. Au nom de la conception qu’il se fait de la liberté, il avoue servir ses véritables maîtres : « la France a une longue tradition de dirigisme et d’interventionnisme étatiques, les entreprises s’en plaignent, il faut donc favoriser une plus grande mobilité du marché financier et une concurrence plus vive ». La finance spéculative peut se déployer. En 1986, des taux d’intérêt dépassent 6 %. Entre temps le traité de Maastricht, malgré une minorité hostile au PS, a été approuvé, et ce, malgré l’opposition du PC et de souverainistes de Droite. En juin 1988, la Cotation Assistée en Continu (CAC) a été inaugurée au moment précis où est adoptée la directive européenne portant libéralisation totale des capitaux. Le Gouvernement Mitterrand-Bérégovoy l’applique avec zèle en décembre 1989. La capitalisation en Bourse bondit : elle passe de 5 % du PIB à 20 % en 1986. La Droite peut revenir au pouvoir car, comme le reconnaîtra plus tard Pascal Lamy, en ce temps-là conseiller du 1er ministre Bérégovoy : « la Gauche devait le faire parce que ce n’est pas la Droite qui l’aurait fait ». Sans rappeler tous les épisodes qui ont suivi, signalons le zèle du Gouvernement Jospin qui privatisera massivement (pour 40 milliards €) et qui, après une courte embellie de croissance, restera le 1er Ministre de l’exclusion et du chômage. Quant aux 35 Heures, elles assureront surtout le gel des salaires, la pénibilité accrue du travail et sa précarisation. Le PCF, tout en rechignant, accompagnera cette « Gauche plus rien » dont il faisait partie, pour tenter de conserver une influence déclinante et des élus. Arrimé au char des sociaux-libéraux, il est soutenu par eux « comme la corde soutient le pendu », avant que le nouveau tournant au Centre qui s’annonce avec Bayrou ne l’étrangle définitivement s’il ne rompt pas ses alliances électorales pour éviter de suffoquer.

Eléments de conclusion

La crise économique et sociale que nous connaissons réintroduit la nécessité de la transformation révolutionnaire d’autant qu’elle se double d’une crise écologique majeure. Néanmoins, non seulement la pratique mais aussi la théorie sont en retard par rapport au processus en cours. Les luttes restent défensives, le prolétariat émietté, divisé (CDI, chômeurs, intérimaires, précaires) et demeurent les illusions entretenues, soit sur l’impossible retour aux Trente Glorieuses idéalisées soit sur les bienfaits supposés de l’actionnariat populaire. Par ailleurs, faute d’alternative inscrite dans le mouvement social, la situation anxiogène peut conduire soit à la résignation soit à des révoltes ou des flambées de colère circonscrites ou réprimées. L’intellectuel collectif à construire nécessite beaucoup d’efforts non seulement parce que la tendance persiste, à jeter le bébé avec l’eau du bain, l’apport marxiste avec sa vulgate repoussante, mais également la réalité d’une division mortifère de ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême Gauche qui pâtit elle-même d’insuffisances théoriques dommageables. En tout état de cause ce que nous avons voulu suggérer par ces articles, c’est pour le moins que la construction d’une force révolutionnaire doit nettement se démarquer des Partis Gauche ; en l’état actuel du rapport de forces aucun compromis n’est possible avec le Parti socialiste. Tout doit être fait pour réduire son influence parmi les classes populaires. Rappeler les politiques qu’il a mises en œuvre c’est faire preuve de salubrité publique. Elles ont permis le retour de la Droite ; ce dont les éléphants du PS se plaignent n’est que la résultante des politiques, y compris sécuritaires, qu’ont mises en oeuvre Mitterrand, Bérégovoy, Fabius, puis Jospin et consorts.

Gérard Deneux


[1] 1972 : date de signature du Programme Commun. 1983 : mise en œuvre d’une politique dite d’austérité qui inaugure le tournant libéral du PS

[2] lire à ce sujet l’article d’Alain Bihr « Mai-juin 68. Epicentre d’une crise d’hégémonie » paru dans le n° 8 de Intervention

[3] « Quand la Gauche essayait » de Serge Halimi – éd. Agone

[4] lire l’article d’Alain Bihr cité au 2

[5] pour en savoir plus sur la construction de l’Europe, lire « L’Europe sociale n’aura pas lieu » de F. Denord et A. Schwartz – éd. Raisons d’agir

[6] l’argumentation qui suit s’est inspirée de l’article de Pierre Rimbert – Monde Diplomatique d’avril 2009

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