ATTENTION ! La grande intoxication générale de "l'explosion de la dette publique" est dans les tuyaux. De bonnes lectures, faisant office de "masque à gaz" s'imposent. On attaque "bille en tête", histoire de ne pas ramasser les prémices des premières bouffées toxiques.
lundi 22 juin 2009, par Laurent Cordonnier
Un nouveau né attaché par une jambe à un monstrueux boulet qui semble destiné à écraser son petit crâne chauve : l’hebdomadaire The Economist n’a pas fait dans la nuance pour illustrer sa couverture du 13 juin dernier, titrée : « Dette : la note la plus lourde de l’histoire ». Les données publiées par les économistes du Fonds monétaire international (à qui il est arrivé de se tromper…) suggèrent en effet que, dans les dix pays les plus riches, la dette qui représentait 78 % du PIB en 2007 atteindra 114 % du PIB en 2014. Elle correspondra alors à 50 000 dollars par citoyen. Dimanche 21 juin, le ministre français du budget a prévenu de son côté que le déficit public de son pays atteindrait « entre 7 % et 7,5 % du PIB » en 2009 et que « nous serons probablement au même niveau en 2010. »
Des avertissements de cette ampleur ont évidemment pour objectif premier d’informer. Mais plus sûrement encore de commencer à faire retentir une petite alarme pour préparer les esprits à de prochaines réductions des dépenses publiques. (1) D’autres réponses existent, bien entendu, au nombre desquelles un relèvement des impôts, et en particulier l’impôt sur le revenu, de plus en plus léger, qu’acquittent les revenus les plus élevés.
Au lieu d’envisager cette solution, les mêmes sirènes poussent déjà le volume, sur le ton du « on vous l’avait bien dit ! », pour nous annoncer d’où viendra la punition pour ces plans de relance fastueux : les taux d’intérêts vont grimper, d’abord sur les dettes publiques, puis sur les dettes des entreprises, par l’effet de la concurrence que les emprunts publics feront aux besoins d’emprunt du secteur privé. Le Financial Times a la gentillesse de nous prévenir : « Les investisseurs craignent de plus en plus que l’augmentation des taux d’intérêts sur les bonds du Trésor [à dix ans], causée par les montants considérables d’émissions prévus cette année, viennent entraver une reprise économique hésitante, en poussant à la hausse les coûts des crédits et des prêts aux entreprises. » (2) C’est la vielle thèse de l’éviction de l’investissement privé par les dépenses publiques (financées par l’emprunt), lesquelles, en siphonnant l’épargne privée, feraient monter le coût des prêts et déprimeraient l’investissement privé (bon par nature).
Le moment est peut-être bien choisi pour dispenser un petit cours d’économie financière consistant à rappeler (soyons optimiste) que le niveau des taux d’intérêt sur les dettes à long terme, publiques comme privées, ont vraiment peu de choses à voir avec le flux d’épargne que les agents économiques parviennent à dégager sur une période donnée. Le marché des prêts n’est pas un marché de « flux », où l’offre d’épargne dégagée sur les revenus du deuxième trimestre 2009 rencontrerait la demande d’emprunt (pour investir) du même trimestre… avec le taux d’intérêt au milieu, lequel s’ajusterait, tel le fléau de la balance, jusqu’à ce que ces deux quantités (des flux en réalité) soient égales. Si l’on saisit cela, on n’a plus trop de mal à s’expliquer – comme cela s’est produit ces derniers mois – que le redressement des taux d’épargne des ménages, d’un côté, et le creusement des déficits publics, de l’autre, puissent aussi bien aller de pair avec une baisse des taux d’intérêts sur la dette publique qu’avec une hausse (3).
Pour y comprendre quelque chose, il faut distinguer l’épargne « courante », d’une part, et l’ensemble du stock de « patrimoine financier » accumulé par les agents économiques depuis qu’ils épargnent, d’autre part (ce patrimoine accumulé est malheureusement aussi appelé épargne : il est constitué de tous les avoirs liquides de ces agents, ainsi que de leurs actions, obligations, créances diverses, bref, de tout ce qui fait leur fortune financière).
L’épargne courante est par définition la partie de notre revenu (que l’on soit un ménage, une entreprise, un pays...) que l’on ne dépense pas en consommation, sur un période donnée. En tant que telle, l’épargne courante est bien un poison (pour les keynésiens) puisque c’est tout simplement « un trou » dans la demande globale susceptible d’empêcher l’écoulement de toute la production ayant engendré les revenus (dont une partie est précisément épargnée...). Le circuit ne se boucle pas... Du fait de l’épargne, les entreprises feraient constamment des pertes si cette non dépense n’était pas compensée par une dépense provenant d’une autre source : les dépenses d’investissement. Quand les choses vont à peu près bien, l’investissement compense plus ou moins l’épargne, comblant en partie le « trou » dans la demande globale – rarement, toutefois, au point d’assurer des débouchés suffisants pour garantir le plein-emploi.
Mais lorsque l’épargne courante augmente subitement, comme c’est le cas actuellement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (4), la seule conséquence immédiate est de déprimer la demande. Il n’y a pas de raison, en effet, que ce « trou » dans la demande encourage comme par enchantement l’investissement : ce n’est pas au moment où les entreprises voient les dépenses de consommation baisser qu’elles se disent que c’est le bon moment pour investir, même si l’épargne est abondante ! Pour les keynésiens, la logique de la dépression est exactement là : lorsque l’épargne augmente, cela n’enclenche pas une autocorrection par la reprise des dépenses d’investissement. L’investissement risque même de se mettre à baisser du fait de la baisse des carnets de commande...
Que devient alors cette épargne courante (ce flux d’épargne dégagé sur le revenu courant) ? Disons que ce flux « tombe » dans le stock du patrimoine financier des agents. Il vient rejoindre l’épargne accumulée depuis des lustres par les agents économiques (c’est le petit filet d’eau qui coule dans une baignoire déjà bien remplie). Il rejoint ce stock et il s’y mélange totalement. La question ne se pose pas à son sujet de savoir si les 100 euros que j’ai épargnés sur mon revenu du mois dernier je vais les prêter à l’Etat (qui en a justement besoin en ce moment) ou en faire autre chose. Ces 100 euros tombent dans mon portefeuille financier et viennent grossir ma fortune qui passe par exemple à 100 euros. Et – c’est là qu’il ne faut pas rater la marche – c’est à propos de l’ensemble de cette fortune accumulée que je me demande sous quelle forme je désire la détenir. Chaque jour qui passe, je peux remettre en cause la totalité des choix de placement que j’ai effectué par le passé.
Supposons que j’ai gardé 30 000 euros sous forme d’argent liquide (sur des comptes en banque) et 70 000 sous forme de prêts à l’Etat (je détiens donc des obligations de la dette publique). Maintenant j’ai 30 100 d’argent liquide et 70 000 d’obligations. Mais je peux décider ce soir même que dorénavant je vais répartir autrement ma fortune : je ne veux plus, par exemple, détenir que 10 000 en obligations et 90 100 en argent liquide ! J’irai donc vendre mes obligations en bourse, contre de l’argent (à des épargnants qui vont se faire prier pour faire la route dans l’autre sens)… ce qui fera baisser le cours de ces obligations, et donc monter le taux d’intérêt de la dette publique : puisque le taux d’intérêt est le montant des intérêts annuels payés par l’Etat, définis dans le contrat au départ, divisé par le cours de l’obligation, lequel varie au jour le jour sur le marché d’occasion.
Autrement dit, et pour résumer, je peux très bien constituer 100 euros d’épargne supplémentaire, et dans le même temps devenir très réticent à placer une part importante de ma fortune (sans commune mesure avec ces 100 euros) dans les titres de la dette publique. Mon épargne s’accroît, mais ma préférence pour la liquidité (billets de banque, avoirs en comptes courant, comptes sur livrets) augmente aussi dans le même temps (la mienne ou celle de tous mes concitoyens). Dans ce cas, les deux fléaux de l’épargne se cumulent. L’augmentation de l’épargne courante déprime la demande globale, et l’augmentation de la préférence pour la liquidité (qui s’exprime au niveau du choix de placement de tout le stock d’épargne) fait augmenter les taux d’intérêts à long terme.
Durant les premiers mois de la crise, c’est plutôt l’inverse qui s’est passé. Dans la panique financière, les épargnants ont eu tendance à préférer détenir des titres de la dette publique (jugés comme des placements assez sûrs) pour placer leur fortune, plutôt que des actions ou autre chose. Mais depuis quelques mois, ils s’inquiètent des énormes plans de relance (coordonnés) qui font que tous les Etats demandent des liquidités en même temps aux prêteurs (les épargnants). Même si ce stock de liquidité est énorme, il se peut que les épargnants soient de plus en plus réticents à vouloir l’échanger contre des obligations : ils estiment maintenant que le risque de défaut de paiement des Etats s’accroît (puisque leur dette explose). Il n’est donc pas du tout improbable de voir simultanément augmenter l’épargne courante (dans le cas présent : le taux d’épargne des ménages) et les taux d’intérêts de la dette publique.
Il faut le souligner, cette tension sur les taux d’intérêt – qui pourrait se transformer en un véritable crash obligataire – ne provient donc pas d’un manque de liquidités au départ. Elle provient uniquement des craintes, qu’elles soient fondées ou non (c’est bien le plus grave), de la part des prêteurs, au sujet de la capacité de remboursement des Etats. Mais ces craintes entraînent un désir de rester liquide (ou de fuir vers d’autres formules de placement) qui font monter les taux. Une manière d’y répondre est de fournir aux prêteurs les liquidités qu’ils demandent, au moyen de rachats directs de leurs obligations par la Banque centrale. C’est ce qu’ont prévu de faire la Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre, mais c’est ce qui est interdit à la Banque centrale européenne, en vertu de l’article 123 du traité de Lisbonne (5).
Pour être complet, et pour corser encore un peu cette leçon de macroéconomie, il faudrait ajouter qu’il n’est même pas évident que lorsque les ménages augmentent leur épargne courante de 100 euros, l’épargne totale de la société augmente de 100 euros. Cette épargne des ménages est en effet un manque à gagner pour les entreprises, qui comptaient sur 100 euros de recettes supplémentaires pour boucler leurs comptes... et qui ne les ont pas vus revenir dans leurs ventes. Du côté des entreprises, l’épargne (le profit) baisse donc de 100 euros. L’épargne courante des ménages finance dans ce cas les manques à gagner des entreprises qu’elle a créés !
Au total, le redressement de l’épargne courante est peu de chose pour le besoin de financement des dettes publiques... lequel doit s’affronter au désir des agents de prêter ou non une partie de toute leur fortune à l’Etat. Et pour l’heure, les deux fléaux de l’épargne se prêtent main forte : en déprimant la consommation et en faisant peser le risque énorme d’une envolée des taux d’intérêts.
(1) L’Administration Obama est déjà en train de revenir sur son ambitieux projet d’étendre la couverture maladie aux 47 millions d’américains qui en sont aujourd’hui dépourvus, ceci parce qu’une réforme « qui accroîtrait le déficit du programme de santé public n’est ni souhaitable ni faisable. » Voir : « US health reforms focus on cost control », Financial Times, 22 mai 2009.
(2) « Surge in US bond yields sparks concern », Financial Times, 11 juin 2009.
(3) Le rendement des bons du Trésor américains pour des prêts à 10 ans est passé de 4 % en novembre 2008, à 2 % en décembre, pour remonter à 4 % le 18 juin 2009.
(4) Le taux d’épargne des ménages américains est passé subitement de 4,5 % à 5,7 % de leur revenu disponible, entre mars et avril 2009. Celui des Britanniques, qui était de 1,7 % au troisième trimestre 2008 a bondi à 4,8 % le trimestre suivant.
(5) Même s’il est vrai que la profondeur de la crise fragilise chaque jour un peu plus les vieux principes orthodoxes. Lire Frédéric Lordon : « Fin de la mondialisation, commencement de l’Europe ? », Le Monde Diplomatique, juin 2009.
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