Daniel Bensaïd est décédé. Le meilleur hommage que l’on puisse lui rendre afin qu’il demeure parmi les vivants c’est d’inciter à découvrir sa pensée et à lire les nombreux ouvrages qui ont jalonné sa vie militante. Bien qu’à mon sens, il ait pu se laisser abuser dans sa jeunesse1 (n’ayant pu encore se désengager de la gangue trotskiste), il fut ensuite ce brillant intellectuel marxien plus que marxiste et c’est à son honneur. Il a en effet, avec quelques autres, contribué à faire redécouvrir l’œuvre de Marx sans dogmatisme. Daniel, l’homme engagé, sensible aux évolutions de notre société et du monde, a été de ceux qui ont compris, très tôt, que la financiarisation du capitalisme engendrait sa propre négation, cette première forme d’opposition radicale massive que constitue ce que l’on désigne sous l’appellation de mouvement altermondialiste. Contrairement à ceux qui pour des raisons de carrière se sont soumis aux sirènes du social-libéralisme, il n’y a jamais cédé prônant toujours la résistance à l’air du temps, même dans les circonstances les plus difficiles de la soi-disant « mondialisation heureuse » ou de la Gauche dite plurielle.
« Il importe de ne pas s’avouer vaincu … de ne pas transformer sa défaite en oracle du destin ou en capitulation honteuse … Les résistances et les insoumissions sont toujours mues par un souci de dignité. Elles naissent de l’indignation toujours renaissante et toujours renouvelée, jamais lasse ou jamais blasée qui impose de faire front aux affronts2 ». Il n’y a donc pas lieu de renoncer à l’espérance de transformation sociale malgré « l’inquiétant constat d’une anomie politique dont l’anxiété de classe qui taraude les milieux populaires n’est qu’un symptôme parmi d’autres. Le lien social s’effiloche sous l’effet du chômage et de la précarité. Les solidarités sont lacérées par les discriminations et les ségrégations … Il en résulte une fuite désordonnée en arrière vers les refuges identitaires ou vers la rassurance républicaine imaginaire … (le) creuset national est devenu stérile ».Ce qui se conjugue ce sont « des mosaïques de cultures et de peuples ». « C’est peut-être ça l’internationalisme » qui se construit3.
Daniel Bensaïd, outre sa confrontation avec les idées dominantes, ses efforts pour construire avec ses camarades une organisation ouverte à la modification des rapports de forces sociales et culturelles, c’était aussi un intellectuel doublé d’un pédagogue. A tous, les impatients qui veulent découvrir Marx, à tous ces militants qui entendent s’y ressourcer, sans avoir à affronter des résumés déformants ou dogmatiques, je leur conseille « Marx, mode d’emploi »4. Ils y découvriront non seulement la pensée mais aussi l’homme qui fustige les « ânes du Parti » qui forment « une pépinière de scandales et de bassesses ». Ils se convaincront qu’indépendamment de la tristesse des effusions électoralistes « tout pas accompli, tout mouvement réel est plus important qu’une douzaine de programmes » car l’essentiel tant pour l’individu que pour le collectif, c’est d’acquérir « l’intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ». Et commentant le capital et son « roman noir », Daniel Bensaïd décrit dans un raccourci saisissant les raisons de la crise du capitalisme dont nous connaissons les premières affres : « la crise ne peut cependant pas être retardée indéfiniment. L’essor du crédit peut lui donner un sursis, comme cela s’est produit dans les années 1990 où la dérégulation financière a pu donner l’illusion d’un « retour de la croissance ». Mais le capital ne peut prospérer indéfiniment à crédit. La mévente, ou la faillite pour cause de crédits insolvables accumulés, finit par donner le signal du sauve-qui-peut général. Quand on finit par s’apercevoir que la première vague de marchandises n’a été absorbée qu’en apparence par la consommation (ou grâce à un crédit aventureux), c’est la ruée : « les capitaux-marchandises se disputent la place sur le marché. Pour vendre, les derniers arrivés vendent au-dessous du prix, tandis que les premiers stocks ne sont pas liquidés à l’échéance de paiement. Leurs détenteurs sont obligés de se déclarer insolvables ou de vendre à n’importe quel prix pour pouvoir payer. Cette vente ne correspond nullement à l’état de la demande, elle ne correspond qu’à la demande de paiement, à l’absolue nécessité de convertir la marchandise en argent. La crise éclate ».
Daniel Bensaïd restera celui qui construit des passerelles militantes entre cette génération issue de Mai 68 et celle d’aujourd’hui et de demain.
Gérard Deneux
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