Il ne se passe plus guère de semaine si ce n’est de jour sans que la presse, la radio ou la télévision ne consacrent, généralement sur un ton alarmiste, un éditorial et un article au thème de la croissance continue de la dette publique. Evolution immanquablement présentée comme une catastrophe nationale puisque cette dette croît actuellement au rythme de quelques 8 000 € par secondei et fait peser sur chaque Français naissant aujourd’hui une obligation de remboursement qui s’élevait à 20 600 € fin 2008ii.
Si l’on veut dépasser cette présentation spectaculaire de la situation pour comprendre ce qui est en jeu dans la dérive actuelle des finances publiques, quelques rappels s’imposent tout d’abord quant à l’évolution de cette dette. Après quoi nous passerons à l’analyse de ses différentes composantes.
L’évolution de la dette publique :
un gouffre grandissant
Commençons par définir ce qu’on entend par dette publique. C’est l’endettement brut de l’ensemble des administrations publiques : Etat, collectivités territoriales et organismes assurant la protection sociale, soit le montant de leurs engagements financiers que ces administrations doivent en principe rembourser à leurs créanciers, avec intérêts. Elle s’élevait à 1 428 Mds € au 30 juin 2009 soit 73,9 % du produit intérieur brut (PIB) ; elle n’était que de 1 268 Mds € au 30 juin 2008, représentant 65,7 % du PIBiii.
Notons que, si l’on tient compte de l’ensemble des actifs (financiers et non financiers) de ces mêmes administrations, la perspective change du tout au tout : avec un montant d’actifs non financiers de quelques 1 450 Mds € et d’actifs financiers pour quelques 800 Mds €, les administrations publiques détiennent actuellement un patrimoine net (actif – passif) de plus de 580 Mds € fin 2008iv. Il est singulier que les pourfendeurs de la dette publique ne le signalent que rarement.
Sur les trente dernières années (1978-2008), la dette publique française s’est considérablement alourdie au fur et à mesure où le déficit courant devenait structurel et s’aggravait lui-mêmev. En 1978, la situation n’est déjà pas très brillante puisque la dette représentait alors 21 % du PIB et que cette année-là le déficit de finances publiques s’élève à 1,3 % de ce même PIB ; des chiffres cependant enviables au regard de la situation actuelle… D’autant plus que les deux années suivantes (1979 et 1980) marquent le retour à l’équilibre budgétaire (+ 0,1% et +0,2 %).
La situation va irrémédiablement se dégrader à partir du début des années 1980 : jamais plus depuis lors les administrations publiques n’ont équilibré leurs comptes. La dégradation demeure cependant encore acceptable (au regard des critères de Maastricht par exemple) puisque le déficit se maintient entre 2 et 3 % du PIB pendant toute la décennie 1980 (sauf en 1985 : 3,1 %). Ce qui n’empêche pas la dette cumulée de se trouver multipliée par 1,5 en termes relatifs pour atteindre 35,3 % du PIB en 1990.
Le début des années 1990 marque une nouvelle dégradation de la situation des finances publiques sous l’effet de la sévère récession économique qui sévit alors : leur solde négatif s’élève à 4,5 %, 6,4 %, 5,4 % et 5,5 % respectivement entre 1992 et 1995. Tandis que la dette publique bondit à 55,5 %, soit vingt point de PIB en six ans ! Du jamais vu.
La situation s’améliore par contre avec le retour de la croissance entre la fin des années 1990 et le tout début des années 2000 : entre 1999 et 201 ?, le déficit des finances publiques revient au dessus de -2 % (la compréhension y gagnerait en trouvant une façon de exprimer un déficit qui revient au-dessus de -) (-1,8 %, -1,5 % et -1,5 % respectivement) tandis que la croissance de la dette publique ralentit nettement et diminue même : de 1997 à 2001, elle régresse de 59,3% du PIB à 56,9 %. Le traité de Maastricht et le gouvernement Jospin sont passés par là…
Une nouvelle et nette dégradation se produit à partir de 2002, là encore sous l’effet de la récession économique, celle entraînée par l’éclatement de l’avant-dernière (en date) bulle financière, celle de la soi-disant « nouvelle économie » : trois années de suite, la France déroge aux critères de Maastricht, puisque le déficit de ses finances publiques s’élève à 3,1 %, 4,1 % et 3,6 % du PIB respectivement en 2002, 2003, 2004 et que sa dette publique dépasse allègrement la barre des 60 % pour atteindre 66,4 % en 2005.
La faible amélioration enregistrée entre 2005 et 2007, où le déficit public repasse sous la barre des 3 % et où la dette s’est réduite à 63,7 %, est de très courte durée. La récession économique qui s’enclenche à l’automne 2008 sous l’effet de l’éclatement de la dernière (en date) des bulles financières, le plan de sauvetage des acteurs financiers (notamment les banques), le plan de relance (malgré sa modestie) font passer le déficit à 3,4 % et gonflent la dette à 68,1 %. Encore n’est-ce rien à l’égard de ce qui nous attend : selon le dernier rapport de la Cour des Comptes, paru en juin dernier, nous serons à la fin de cette année respectivement à 6,6 % et 7,5 % et, à la fin de l’année prochaine, à 8,3 % et plus de 80 %vi. Adieu les critères réputés intangibles de Maastricht ! Et le retour au respect de ces critères en 2012, promis par le ministre du Budget au printemps dernier, tient de l’illusionnisme le plus pur ; à moins qu’il ne s’agisse d’une application désespérée de la méthode Coué.
Une première conclusion s’impose. La dette publique a partie étroitement liée avec la crise structurelle dans laquelle le capitalisme est engagé depuis le milieu des années 1970 ; et elle s’aggrave au rythme des fluctuations conjoncturelles de cette crise. Marquée au coin d’un certain déterminisme économiste, cette conclusion tend à masquer l’incidence importante des politiques de gestion des finances publiques et plus largement de gestion de la crise. Pour nous en rendre compte, penchons-nous sur les deux composantes principales de la dette publique dont l’évolution résulte toujours du solde entre les dépenses publiques et les recettes publiques, donc en définitive de l’évolution des unes et des autres.
Evolution des dépenses publiques :
une tendance inéluctable à la hausse
Il est intéressant d’observer l’évolution des dépenses publiques sur une longue période. En France, ces dépenses croissent non seulement en valeur absolue mais en valeur relative (en % du PIB) tout au long de la période fordiste : alors qu’elles s’élèvent à un peu plus de 35 % du PIB en 1960, elles atteignent 42-43 % autour de 1968, avant de se replier à 40 % au début des années 1970.
Le début de la crise structurelle, enclenchée sinon causée par le premier « choc pétrolier » (automne 1973), les fait passer à 45 % en 1975, conséquence des mesures de relance par la demande prises par le gouvernement Chirac. Après avoir marqué un palier dans la seconde moitié de la décennie, elles effectuent un nouveau bond en avant au début des années 1980 pour atteindre le seuil des 50 % en 1982-1983, sous l’effet du plan de relance par la demande du gouvernement Mauroy première manière, avant d’osciller autour de ce seuil tout au long du restant de la décennie. Une nouvelle progression rapide se produit au cours de la première moitié des années 1990, notamment sous l’effet de la récession de 1992-1993 : en termes relatifs, le sommet historique (pour l’instant) de ces dépenses est atteint en 1996 (54,5 %). Entre 1997 et 2001, sous le gouvernement Jospin, on observe au contraire une baisse des dépenses publiques (toujours en termes relatifs), ramenées à 51,6 % du PIB en 2000 et 2002. Après quoi celles-ci repartent légèrement à la hausse : elles s’élèvent à 53,4 % en 2005 et 52,7 % en 2007vii.
De cette évolution peuvent se déduire deux conclusions manifestes. D’une part, sur une longue période, on observe une tendance à la hausse non seulement absolue mais encore et surtout relative des dépenses publiques. Celle-ci est déjà nette avant que ne s’enclenche la crise structurelle qui débute dans les années 1970, alors qu’on est encore en pleine croissance fordiste. Cette tendance se renforce bien évidemment sous l’effet de cette même crise structurelle, surtout à partir du début des années 1980, alors pourtant que les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, abandonnent les politiques de gestion keynésienne de la crise pour adopter des politiques néolibérales. Car – chose remarquable – en dépit de ces politiques, dont la compression des dépenses publiques a été un objectif prioritaire en même temps qu’un leitmotiv, ces dépenses ont depuis lors poursuivi leur croissance. Tout juste, sous l’effet de leur durcissement à partir du milieu des années 1990, cette croissance a-t-elle été contenue et même brisée pendant quelques années (merci Jospin !), avant de reprendre à un rythme cependant inférieur à celui sur lequel elles s’étaient développées entre 1981 et 1996.
Et la même tendance générale s’observe sur l’ensemble des Etats de l’OCDE. Ainsi, entre 1950et 1999, la moyenne des dépenses publiques de l’Allemagne, de la France, des Pays-Bas et du Royaume-Uni est-elle passée de 29,8 à 45, 9 % du PIB ; tandis que, sur la même période, de 21,4 à 30,1 % aux Etats-Unis et de 19,8 à 38,1 au Japonviii. La croissance des dépenses publiques n’a donc rien d’une spécificité française. C’est que ces dépenses correspondent à la part publique de la production des conditions générales du développement de l’économie capitaliste (sous forme d’équipements collectifs et de services publics) et qu’en conséquence elles ne peuvent que croître au rythme et à l’échelle de la reproduction (de l’accumulation) du capital. Mais elles correspondent aussi à la satisfaction d’un certain nombre de besoins sociaux, qui est la condition même de la perpétuation de l’hégémonie bourgeoise, plus exactement du consentement des classes populaires à la perpétuation de la domination de classe de la bourgeoisie.
La deuxième conclusion à laquelle on est conduit en observant l’évolution des dépenses publiques et en la rapportant à celle de la dette publique est la suivante : alors que les dépenses publiques ont été globalement contenues en dessous du point haut (en termes relatifs) qu’elles ont atteint au milieu des années 1990, la dette publique n’a pourtant pas cessé de progresser entre temps. De 1995 à 2008, elle est ainsi passée de 55,5 % à 67,4 % du PIBix. En conséquence, on peut en déduire que l’aggravation de la dette publique n’est pas liée à une hausse inconsidérée des dépenses publiques, comme essaient de nous le faire croire, à longueur d’articles et de discours journalistes et hommes politiques. Elle s’explique surtout par une baisse relative de la part des recettes publiques : par le fait que ces recettes n’ont pas crû dans les mêmes proportions et au même rythme que les dépenses. C’est ce que nous allons voir à présent.
Evolution des recettes publiques :
toujours moins !
Les recettes publiques sont essentiellement composées de prélèvements obligatoires : impôts et cotisations sociales. En 2008, par exemple, sur un total de recettes de 960,8 Mds €, les prélèvements obligatoires se sont élevés à 863,8 Mds €, soit près de 90 %, le reste étant assuré principalement par des recettes de production (celles des entreprises et des services publics) ou de revenus générés par les propriétés (mobilières et immobilières) des administrations publiques (respectivement 64,4 et 17,2 Mds €)x. Par conséquent, c’est sur l’évolution des prélèvements obligatoires qu’il faut que nous concentrions notre attention.
(Or,) Les efforts déployés depuis un bon quart de siècle pour comprimer autant que possible ces prélèvements sont de notoriété publique, tant les gouvernements qui se sont succédé sur cette période, quelle qu’ait été leur orientation politique affichée, se sont fait un devoir et une gloire de persister dans cette voie, en procédant à une liste impressionnante de coupes dans les recettes fiscales et sociales des administrations publiques. Cette liste est trop longue pour la dérouler tout entière dans cet article. Je me contenterai de m’arrêter sur quelques exemples particulièrement significatifs en évaluant à chaque fois le manque à gagner pour ces administrationsxi.
A tout seigneur, tout honneur : commençons par scruter l’évolution de l’imposition des entreprises capitalistes (l’impôt sur les sociétés). Au cours des années 1990, le taux de cet impôt a été réduit de 50 % à 33,33 %, sous l’effet de la libéralisation du mouvement des capitaux qui crée une situation de concurrence fiscale entre les Etats. S’y ajoute une contribution sociale de 3,3 % pour les entreprises dont le montant de l’impôt dépasse 763 000 €, ce qui porte le taux moyen d’imposition à 34,43 %. En 2008, cet impôt a rapporté 49,8 Mds €. Au taux antérieur de 50 %, il aurait rapporté 72,3 Mds €. Le changement de taux a donc occasionné une «dépense fiscale » de 22,5 Mdsxii.
Ce n’est pas le seul ni même le principal bénéfice enregistré par le capital du fait de la politique de compression des prélèvements obligatoires. En effet, sous prétexte de lutter contre le chômage et de freiner les « délocalisations » en abaissant le coût du travail salarié, de nombreux allégements de taux ou réductions d’assiette de cotisations sociales ont été accordés tout au long de ces derniers lustres aux entreprises, notamment sur les bas salaires (inférieurs selon le cas à 1,3 ou 1,6 le SMIC) ou sur les heures supplémentaires, avec d’ailleurs pour effets de maintenir un nombre croissant de salaires sous ces seuils (merci pour les salariés qui les perçoivent !) et de multiplier le recours aux heures supplémentaires (en pleine croissance du chômage !) Selon un récent rapport de la Commission de finances du Sénat, cet ensemble de « niches sociales » (ça ne s’invente pas !) engendrera un manque à gagner de 42 Mds € en 2009 pour l’ensemble des organes de protection socialexiii.
Intéressons-nous aussi au sort réservé aux dirigeants de ces mêmes entreprises en tant que contribuables, comme plus largement à l’ensemble des contribuables riches ou aisés. Car ce sont les principaux bénéficiaires non seulement des mesures de réduction des taux de l’impôt sur le revenu (le taux marginal – la tranche supérieure d’imposition – a été ramené de 57 % à 40 %) mais aussi de la refonte générale du barème de cet impôt adopté par le gouvernement de Villepin en 2005. Leur incidence en termes de « dépenses fiscales » n’a curieusement (mais est-ce si curieux ?) jamais été évaluée. Tout juste sait-on, grâce aux économistes de l’Office français de conjoncture économique (OFCE), que la réforme de Villepin aura permis à un ménage, déclarant plus de 180 000 €, d’économiser 4 876 €, alors qu’un ménage ne déclarant 31 000 € (soit six fois moins que le précédent) n’y aura gagné que… 84 € (soit près de soixante fois moins)xiv.
Par contre, un récent rapport de la Commission des finances, de l’économie générale et du plan [sic] de l’Assemblé nationale a tenté d’évaluer le montant des « dépenses fiscales » occasionnées par l’ensemble des dispositifs permettant de s’exonérer des impôts ou d’en réduire le montant, en en limitant l’assiette ou en réduisant le tauxxv. En 2008, pour les seuls impôts d’Etat (hors impôts locaux donc), ces dispositifs étaient au nombre de 486 (!), en augmentation constante au cours des dernières années – la France dépassant très largement les autres Etats du G7 en la matière au sein desquels leur nombre n’excède pas 200 en général ; et ils ont occasionné alors une « dépense fiscale » de 73 Mds € représentant 27 % du montant fiscal net et 3,8 % du PIB prévisionnel (page 13). Si l’impôt sur le revenu ne bénéficie que (si l’on peut dire) de 189 de ces mesures dérogatoires, c’est bien sur lui pourtant que se concentrent les « dépenses fiscales » puisque les « niches fiscales » (que de niches dans cette affaire !) qui y ont été aménagées sont à elles seules responsables de 54 % du manque à gagner fiscal de l’Etat et qu’elles s’élèvent à 65 % du rendement attendu de cet impôt cette année-là (page 14).
Autant dire qu’elles réduisent considérablement la portée du seul impôt progressif que connaît le système fiscal français, dont elles limitent par conséquent d’autant le mécanisme redistributif et dont elles aggravent aussi du même coup l’injustice. Et ce d’autant plus que :
« (…) les 100 000 contribuables réduisant le plus leur impôt [sur le revenu] en valeur absolue le réduisent chacun en moyenne de 15 420 euros. Si l’on se limite à 1 000 contribuables, ceux-ci réduisent leur impôt de près de 300 000 euros en moyenne. Quant aux 100 plus gros contribuables, ils réduisent leur impôt de plus d’un million d’euros en moyenne. » (page 115)
Et quand on saura que ces happy few parviennent à cette performance essentiellement grâce à cinq « niches fiscales » dont le montant n’est pas plafonné, parmi lesquelles l’avantage fiscal pour les loueurs professionnels de meublés, l’aide à l’investissement productif outre-mer et l’aide à l’investissement dans le logement outre-mer (page 114), on comprend que les bénéficiaires de ces « dépenses fiscales » font le plus souvent d’une pierre deux coups, puisqu’elles leur permettent non seulement de payer moins d’impôt mais aussi d’accumuler du capital et du patrimoine. Et on comprend aussi dans quelle classe sociale ils se concentrent.
A noter toutefois que, en conséquence du rapport précédent (lequel ?), le bénéfice au titre de l’impôt sur le revenu de l’ensemble des « niches fiscales » va être plafonné : l’impôt sur le revenu d’un foyer fiscal ne pourra plus se trouver minoré que de 25 000 euros… + 10 % de son revenu. Ce qui laissera encore de la marge du côté des beaux quartiers, qu’on les rassure !
Achevons ici notre tour très incomplet (je tiens encore une fois à le souligner) des mesures de baisse des prélèvements obligatoires. En se limitant aux seules « dépenses fiscales » liées à la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés, aux différentes « niches sociales » et aux différentes « niches fiscales » mitant les impôts d’Etat, on en arrive, pour une année courante telle que 2008, à un manque à gagner pour l’ensemble des administrations publiques de quelques 140 Mds €. Rappelons que le déficit de l’ensemble des administrations publiques s’est élevé cette année-là à 66,2 Mds €xvi ; et que celui prévu pour 2009, annus horribilis s’il en est, devrait s’élever à 6,6 % du PIB soit aux environs de 130 milliards. Autant dire que sans ces seules « niches » qui sont autant de paradis fiscaux, les finances publiques seraient bon an largement excédentaires et mal an en équilibre.
Une conclusion nette et ferme se dégage de l’analyse précédente de l’évolution des finances publiques. Si celles-ci se sont installées, en France comme ailleurs, dans un régime de déficit structurel, faisant sans cesse croître la dépense publique, c’est faute d’accroissement des recettes publiques au rythme des dépenses publiques ; et ce défaut de croissance n’est pas dû à une incapacité pour les administrations publiques de prélever la part de la richesse sociale existante nécessaire à l’équilibre de leurs comptes, mais bien à une volonté délibérée des gouvernements successifs, toutes couleurs politiques confondues, de ne pas procéder à de pareils prélèvements, bien au contraire : de maintenir ces prélèvements en dessous du niveau qui serait nécessaire à cet équilibre et qu’il serait possible d’atteindre au regard de la richesse sociale existante. Reste à comprendre pourquoi.
Enrichir les riches, appauvrir les pauvres
Les principaux éléments de réponse à cette dernière question sont déjà contenus dans les développements précédents. La compression des prélèvements obligatoires, principale source des recettes publiques, profite manifestement à ceux (entreprises capitalistes, ménages fortunés et aisés, etc.) qu’il faudrait imposer plus lourdement pour ramener ces recettes au niveau des dépenses. Les lignes précédentes disent bien combien les dispositions prises pour édifier, consolider et protéger « niches fiscales » et « niches sociales » leur permettent de s’exempter en partie (et quelquefois même en tout) de leurs obligations de solidarité en n’abondant les recettes publiques que bien en deçà de leur réelle capacité contributive.
Mais ce n’est pas tout. En ne versant pas leur dû, en travaillant à creuser ainsi la dette publique, les mêmes s’enrichissent souvent une deuxième fois. Car, en contribuant ainsi à créer un déficit public et à creuser, année après année, la dette publique, ils se mettent aussi en position de se rendre créanciers de l’Etat par l’intermédiaire des banques, des compagnies d’assurance, des fonds de placement, etc., qui centralisent leur épargne et qui la placent en titres de la dette publique. Si bien que la dette publique est ce merveilleux mécanisme qui permet de convertir des impôts qu’on ne paie pas et des cotisations sociales qu’on ne verse pas en un capital financier qui rapporte intérêtxvii. Ce sont ainsi 54,6 Mds € d’intérêts que les administrations publiques auront versé à leurs créanciers en 2008, soit en gros l’équivalent de l’impôt sur le revenu perçu cette année-làxviii. Grâce à ce merveilleux mécanisme contre-redistributif qu’est la dette publique, l’intégralité de l’impôt sur le revenu des Français est passée dans la poche des créanciers des administrations publiques. Qui dira encore que la Révolution a aboli la Ferme générale ?
Mais les développements précédents suggèrent aussi une autre piste. Nous avons vu que le creusement de la dette publique résulte aussi de l’incapacité des gouvernants à contenir les dépenses publiques, pour des raisons complexes qui tiennent à la fois aux fonctions que remplissent ces dépenses (plus exactement les équipements collectifs et les services publics qu’elles servent à financer) au regard de l’accumulation du capital et aux conditions du maintien de l’hégémonie de la classe dominante (plus précisément du consentement des classes dominées). Comme il serait politiquement difficile voire dangereux de déclarer par exemple que l’on va purement et simplement supprimer l’école publique et l’hôpital public pour les remplacer par des écoles et des cliniques privées ou encore que l’on va abolir l’assurance maladie ou l’assurance vieillesse, la manœuvre consiste depuis des lustres à asphyxier financièrement les administrations publiques pour justifier d’ores et déjà la dégradation des prestations qu’elles assurent au public (moins d’instituteurs dans les classes, moins de services, de médecins et d’infirmiers ou d’infirmières dans les hôpitaux, déremboursement en rafale de médicaments, baisse programmée des pensions de retraite, etc.), jusqu’au moment où la dette publique sera telle que, sous la menace de la faillite générale de l’Etat et des organes de protection sociale, on pourra imposer les privatisations intégrales tant souhaitées. Et, ce jour, paieront les pots cassés (les équipements collectifs et les services publics à l’encan) ceux qui ne pourront pas se payer au prix fort leurs soi-disant équivalents privés. Mais n’est-ce pas le scénario qui se joue déjà sous nos yeux ? Tout en continuant à enrichir les plus riches, la dette publique sert ainsi à appauvrir progressivement les plus pauvres, ceux qui sont précisément les plus dépendants de l’accès aux équipements collectifs et services publics comme de la redistribution des revenus qui s’opère par leur biais, jusqu’à finir par les ruiner.
Si l’on veut mettre fin à une pareille dérive catastrophique – car c’est là la seule et véritable catastrophe que représente la dette publique –, deux revendications et objectifs s’imposent. D’une part, la récusation pure et simple de la dette publique qui ne fera que corriger l’iniquité qui a prévalu au cours des décennies précédentes dans la répartition de la charge des dépenses publiques entre les différentes catégories de la population. D’autre part, une augmentation substantielle des prélèvements obligatoires frappant le capital ainsi que le revenu et le patrimoine des ménages riches et aisés, doublée d’une politique de remise à niveau et de développement des équipements et des services publics, le tout sous le contrôle de leurs salariés et de leurs usagers.
Alain Bihr
Programme 2009
Il y a 15 ans
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire