dimanche 21 mars 2010

USA : la classe ouvrière peut-elle sortir du cauchemar ?

Dans le même esprit que les articles précédents1, il s’agit de montrer que pour les travailleurs, l’Amérique est un cauchemar, non pas tant du point de vue de la paupérisation qui les frappe mais essentiellement sous l’angle des contraintes qui les brident pour exprimer leurs revendications et aspirations, car, contrairement au sens commun, ils disposent de très peu de droits syndicaux.

Dans un écrit antérieur2, j’avais déjà souligné que les syndicats domestiqués, bureaucratisés, se heurtaient à la résistance de la base. Il convient d’y revenir pour insister sur les difficultés rencontrées au moment même où la crise et le chômage nécessitent des formes d’initiatives renouvelées. Par ailleurs, des points de vue formatés à partir de la situation européenne obscurcissent une réalité méconnue : grande combativité, racisme, poids de l’idéologie dominante, désespoir, xénophobie, alliances innovantes, répression, grande précarité, ces termes mis bout à bout pourraient déjà rendre compte d’une situation complexe sans l’expliquer véritablement. Dans le cadre de cet article, je ne peux qu’évoquer certains traits à mon sens significatifs qui augurent, vraisemblablement, d’un renouveau intempestif si, comme on peut s’y attendre, les effets de la crise et de la désindustrialisation du pays provoquent des mobilisations comme ce fut le cas déjà à Seattle en 1999.

Le mouvement syndical extrêmement combatif à l’origine a été jugulé par des lois liberticides qui ont à voir avec la spécificité de l’Histoire des Etats-Unis. Au cours du temps, la législation, à la différence de la situation de nombreux pays européens, a corseté davantage la classe ouvrière contraignant la « base » syndicale à recourir à des stratégies nouvelles.


Des syndicats soumis aux juges des libertés ( !)


En Angleterre, en France … l’Etat, bien que se situant du côté des employeurs, s’est institué en arbitre formalisant les limites et les avantages acquis pour contenir, juguler l’intempestivité de la classe ouvrière. Il constatait à la fois un rapport de forces et empêchait que son développement ne mette en cause l’existence même de la classe dominante. Aux USA, l’Etat fédéral n’intervient pas (ou si peu et nous verrons comment), ce sont les tribunaux qui jouent ce rôle au désavantage des travailleurs, et ce, au nom de la liberté.


Lorsque les coalitions ouvrières commencèrent à se former dès 1830, et à développer, face à la misère et à la surexploitation, des actions extrêmement combatives, ils se heurtèrent aux tribunaux qui qualifièrent leurs activités de « conspirations anti-commerciales », « illégales ». La grève était une menace, un chantage dans la mesure où elle contrevenait à la liberté contractuelle des ouvriers et des patrons ( !). Bref, le « droit de discuter le prix de son labeur » était considéré comme subversif à l’encontre des employeurs et de l’Etat3.


Cette liberté des plus forts sanctionnée par les juges qui n’hésitaient pas à recourir aux forces armées, à la police pour procéder à des emprisonnements massifs et à briser par la force les grèves n’empêchèrent pas des luttes importantes, violentes, y compris pour la journée des 10 heures, puis des 8 heures. Face à l’ampleur des mouvements, malgré leurs réticences idéologiques à faire appel à l’Etat, les employeurs firent pression, avant même la guerre de Sécession, auprès du Congrès. Il s’agissait pour eux (et ils obtinrent satisfaction) de leur permettre de recruter des travailleurs étrangers pour autant que ceux-ci acceptent qu’on leur retire 12 mois de salaire pour payer leur émigration. Ils pouvaient dès lors disposer d’un contingent de briseurs de grèves « non contaminés ». La liberté d’embaucher et de débaucher était sauve. Après la guerre de Sécession et la libération des Noirs qui partirent pour nombre d’entre eux dans les régions industrialisées du Nord, l’utilisation de la haine raciale devint un substitut à la frustration de classe. Elle n’empêcha pas pour autant les vagues de grèves qui touchèrent de nombreuses villes et les occupations d’usines en 1933-34, malgré leur caractère illégal, du moins considéré comme tel par les tribunaux à la solde des nantis. Le Congrès se devait d’intervenir … pour reconnaître la réalité des grèves et briser le « défi socialiste »4.


Une législation despotique


En 1935 donc, la loi NLRA, de législation nationale du travail, fut votée. Elle reconnaissait la possibilité de contrats collectifs entre ouvriers rassemblés dans un syndicat et leur employeur, toutefois, pendant la durée du contrat (ou de la convention collective au sens français du terme), la grève restait interdite ( !), les grèves spontanées illégales, les syndicats ayant le droit, voire l’obligation de briser ce type de grève, les employeurs, la liberté de renvoyer et de remplacer les grévistes. Cette législation inaugurait la mise sous contrôle des ouvriers, des grèves et des syndicats et suscita la naissance d’une bureaucratie syndicale, coupée des travailleurs n’intervenant qu’en amont de la fin du contrat pour engager de nouvelles négociations. Mais ce n’était pas suffisant. Outre les aspects anticommunistes, maffieux, malgré les provocations et les infiltrations policières5, malgré les engagements de l’AFL et du CIO6 de ne pas faire grève pendant la 2ème guerre mondiale, malgré l’attitude plus qu’équivoque du Parti stalinien pourchassé, « il y eut au cours de cette période 14 000 grèves impliquant quelques 6 700 000 travailleurs »7, une nouvelle législation s’imposait.


Ce fut, en 1947, la loi Taft Hartley, dite « loi du travail servile ». Elle restreint le droit de grève en énumérant « les pratiques de travail injustes » du point de vue des employeurs, à savoir les piquets de grève massifs, les occupations des lieux de travail, les sit-in, les boycotts, les grèves de solidarité, les grèves générales, autant d’actions employées par les ouvriers démontrant leur combativité qu’il fallait juguler en les déclarant illégales.


En 1960-70, période qui inaugure la déréglementation et la libéralisation sauvage, les grandes firmes confrontées à la concurrence ne peuvent plus se contenter de contrats « réservés » avec l’Etat, de productions subventionnées. Elles sous-traitent, délocalisent, liquident les entreprises non rentables (acier, mines, conserveries …). Lors des négociations salariales, elles exigent de nouvelles concessions : gel des salaires, suppression des jours de vacances, réduction des « avantages » sociaux (santé, retraites). Des luttes défensives ont lieu dans ce qu’il sera convenu d’appeler ensuite la « ceinture de la rouille » ou les villes-fantômes dans la région des anciens sites sidérurgiques. Malgré l’engagement de syndicalistes radicaux, tels Ron Weiser, l’existence de comités de chômeurs, il sera impossible de vaincre au sein de la classe ouvrière les réactions nationalistes et xénophobes et les ravages qui de désespoir en dépressions atomiseront les rangs (divorces, alcoolisme, suicides). Ces années là seront marquées par les délocalisations, la chute des effectifs syndicaux et une nouvelle offensive de la classe patronale combinant recours aux nouvelles technologies informatiques et baisse du prix de la force de travail : production juste à temps, précarisation, sous-traitance, accélération des cadences, réductions d’effectifs, allongement de la durée du travail, management par le stress. La résistance de la base y répondra par l’absentéisme, l’indiscipline, le ralentissement des cadences, voire le sabotage.


En juin 1998, les grèves contre les délocalisations touchent l’automobile, en particulier General Motors ; pendant 7 semaines, 19 usines sont paralysées. Le patronat y répond par la mise au chômage technique de 79 000 ouvriers. Ces affrontements durs, prolongés, qui ne trouvent pratiquement aucun écho dans les médias, se traduisent par des échecs du mouvement ouvrier. Il est vrai qu’ils n’impliquent réellement qu’un nombre limité d’ouvriers. Quant à la classe dominante, elle fait preuve d’une détermination sauvage. Un exemple parmi tant d’autres : en 2002, à New York, les employés des transports publics déclarent leur intention de faire grève. Le Maire de la ville, Guilliani, refuse toute négociation, menace le syndicat d’une amende d’un million de dollars pour chaque jour de grève et tout gréviste, d’une amende de 25 000 dollars pour le 1er jour de grève, de 50 000 pour le second, de 100 000 pour le 3ème ( !). Il n’y aura pas de grève … Le seigneur Guilliani restera maître sur ses terres. N’y a-t-il plus aucun espoir au sein de « l’Empire » ?


Briser les barrières pour briser ses chaînes. Est-ce possible ?


A la législation despotique qui entrave la liberté collective des travailleurs de se mobiliser pour défendre leurs intérêts, se surajoute, depuis au moins les années 1930, le poids de l’idéologie dominante. Toutefois, il est difficile aujourd’hui d’invoquer le spectre du communisme, même si le terrorisme et la xénophobie s’y sont substitués depuis. Il n’empêche, face à ces barrières structurelles et idéologiques, le mouvement syndical affaibli semble renaître des ses cendres.


Il est difficilement concevable, en France, de s’imaginer les obstacles que doivent surmonter les ouvriers pour constituer un syndicat, là-bas. La syndicalisation aux USA n’a rien à voir avec la collecte d’adhésions individuelles et la déclaration de l’existence d’une section si peu représentative soit-elle. Pour exister dans l’entreprise, le syndicat doit franchir des barrières juridiques libérales ( !) difficilement surmontables sans mobilisation de masse. Il faut premièrement qu’un noyau d’activistes, véritables casse-cou par rapport à leur « sécurité » d’emploi, récoltent au moins 30 % de signatures des employés de la boîte pour qu’ils soient en mesure de demander la tenue d’un référendum autorisant l’existence du syndicat. L’employeur, c’est sa liberté, peut toujours contester le bien fondé du recueil des signatures devant le tribunal. Si les instances judiciaires ne lui donnent pas raison ou s’il n’y recoure pas, il faut encore que les travailleurs se prononcent à 50 % plus une voix pour que le syndicat soit reconnu. Ce qui lui donne le droit d’entamer des négociations pour la signature d’un contrat collectif valable pour plusieurs années.


Les patrons peuvent également orchestrer des campagnes de désyndicalisation pour organiser un nouveau vote en leur faveur, s’ils obtiennent une majorité, le syndicat est dissous. Autres particularités contraires au pluralisme et à la liberté de se syndiquer que nous connaissons : il ne peut exister qu’un seul syndicat par entreprise et beaucoup de salariés ne disposent pas du droit de se syndiquer : les cadres, et tous ceux qui disposent d’un pouvoir hiérarchique de quelque niveau que ce soit ainsi que les employés du gouvernement fédéral. Cette dernière disposition a été et peut encore être étendue au niveau des différents Etats. Les piquets de grève sont autorisés pour autant qu’ils soient symboliques donc inefficaces, sous peine d’entrave à la liberté du travail. Les ouvriers sont libres d’abandonner leur travail pour la grève, les employeurs sont libres de les remplacer ( !). Bref, la protection contre les licenciements est une peau de chagrin, les congés ne sont pas garantis par la loi et en fin de contrat collectif, les employeurs ne sont pas dans l’obligation de négocier. Les grèves régionales, nationales ou de solidarité sont prohibées. Face à la guerre ouverte qui leur est menée et à la désindustrialisation en cours aggravée par la crise, il n’y a guère lieu de s’étonner de la baisse de la syndicalisation bien que son taux reste supérieur à celui de la France : 36 % en 1953, 12 % en 2006 et bien moins aujourd’hui (environ 7 %). Et pourtant, un récent sondage révélait que la moitié des travailleurs aimerait être syndiquée. Il faut souligner à cet égard que les retraites, prestations sociales sont conditionnées en grande partie par l’existence d’un syndicat.


Une autre difficulté et non des moindres puisqu’elle imprègne les cerveaux, consiste à se défaire du poids de l’idéologie dominante.


Elle est constituée d’un conglomérat de croyances, celles d’un pays de la liberté, au destin manifeste, qui peut diffuser le Bien partout dans le monde pour autant que l’on accepte la suprématie blanche, occidentale. Cette liberté de l’individu se résume à sa capacité à faire des affaires sans l’intervention de l’Etat : le sens du collectif, la solidarité contreviendraient à son épanouissement. Quant aux perdants, ceux qui ne réussissent pas, ils n’auraient à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Les partis républicain et démocrate n’ont jamais tempéré, encore moins remis en cause, cette sacro-sainte liberté d’entreprise et du droit patronal absolu qui, comme une marque d’infamie, rend l’individu responsable de sa pauvreté ou de l’exploitation qu’il subit. Le « défi socialiste » posé par le mouvement syndical à son origine, n’a pas pu se traduire par l’existence d’un parti qui dans l’arène politique aurait relayé les intérêts de la classe ouvrière. Les différentes tentatives se sont avérées infructueuses malgré le courage de nombre de militants8. La chasse impitoyable aux radicaux, aux anarchistes, aux communistes y est bien sûr pour quelque chose.


Toutefois, la déferlante raciste et réactionnaire en col bleu ne saurait être négligée. « Du puits des frustrations jaillissent les bulles de racisme et d’anticommunisme »9. A cela, il faut ajouter comme complément à la croyance dans le « destin manifeste », un nationalisme xénophobe que le messianisme militariste des USA n’a fait que renforcer y compris dans les productions hollywoodiennes les plus caricaturales.


Enfin, comme nous l’avons déjà évoqué, la classe dominante, toujours à l’offensive de la lutte des classes, a toujours fait preuve d’une très grande pugnacité répressive. L’histoire des USA est celle où le nombre de militants d’ouvriers et de syndicalistes emprisonnés ou tués fut certainement le plus important surtout dans la période précédent le New Deal. Il prend certes aujourd’hui d’autres formes qui sont largement méconnues. Les campagnes contre le droit de grève au nom de la liberté du travail, c’est classique ; ce qui l’est moins, ce sont les « unions busting », littéralement actions de démolition des syndicats. Les entreprises utilisent, après avoir eu recours à la maffia au « beau » temps du maccarthysme, les services d’avocats spécialisés pour entamer des procédures contre les syndicats. Ils utilisent toujours des nervis pour casser les grèves. Et depuis Bush, l’administration états-unienne dispose de la législation anti-terroriste.


Sans conteste, dans ces conditions, les grèves sont difficiles, les syndicats pensent qu’il est impossible de gagner, les délocalisations brutales, le recours aux travailleurs remplaçants les laissent désarmés, ils luttent souvent pour empêcher leur propre disparition même du point de vue de la survie de leur propre bureaucratie. Malgré cela, de nouvelles formes de luttes sont apparues : les grèves sur le tas, ou ce qui est appelé « faire marcher l’usine à reculons » : ralentissements, grève du zèle. Ce qui est peut-être le plus significatif c’est la grande scission syndicale qui s’est produite depuis 1935. En 2005, 6 syndicats ont quitté l’AFL-CIO pour former la Fédération « Change to win » entraînant 6 millions de membres (soit 1/3 de l’AFL-CIO). Dans le cadre d’une paupérisation des couches populaires et moyennes, une nouvelle stratégie de mobilisation s’est mise en place sans que l’on puisse encore se prononcer sur sa pertinence en terme d’organisation de classe et de formation d’alliances durables. Elle consiste à penser que les travailleurs ne peuvent gagner seuls en se battant uniquement dans leurs entreprises. D’où les campagnes « politiques » sur les violations des lois et des règlements, le harcèlement de Wall Mart par exemple. Les syndicats font donc appel à des alliés, forment des coalitions avec des étudiants, des leaders religieux, des groupes communautaires, des écologistes radicaux, des altermondialistes … Ils luttent également pour contourner les lois despotiques du travail en particulier pour la reconnaissance des bulletins collectés pour la création de syndicats, et ce, en lieu et place des votes organisés dans les entreprises. Pour l’heure, ils ont connu des succès dans des secteurs encore marginaux et surtout auprès des Latinos et des Noirs.


Si, comme on peut le penser, le fossé entre les super riches et la « plèbe » va continuer à se creuser, si la classe moyenne continue de s’effriter, des digues vont sauter. L’obamaphobie qui se diffuse est un signe équivoque. La xénophobie, le racisme, la peur de l’ennemi intérieur, du terroriste et demain du péril jaune, peuvent être agités pour détourner les ouvriers et classes moyennes paupérisées du véritable combat à mener. Dans les mois qui viennent il faudra être attentif à ce qui se passe au cœur de « l’Empire ». De ses entrailles pourrait surgir un renouveau porteur de transformations sociales majeures accélérant l’effritement de son « obstination à vouloir imposer sa toute puissance sur le monde et aboutissant à révéler son impuissance »10. En tout état de cause, les contradictions internes de la superpuissance en déclin seront activées également par celles qui agitent l’ensemble du monde.


Gérard Deneux le 16.03.2010

1 « Etats-Unis : le rêve n’est qu’un cauchemar » n° 208 ACCpES octobre 2009, suivi de « Cauchemar états-unien » n° 209 novembre 2009, puis de « USA : la puissance de l’impuissance » n° 212 mars 2010

2 « L’oppression patronale et le renouveau syndical aux Etats-Unis » paru dans « l’Emancipation Sociale » bulletin n33 mai-juin 2004 – rédigé à partir du livre de Rick Fantasia et Kim Voss « Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux Etats-Unis » édition Raisons d’agir

3 Sources de cet article « Une histoire populaire des Etats-Unis » Howard Zinn, édition Agone

« Le syndicalisme au défi du 20ème siècle » ed. Syllepse – articles de Mark Kesselmann et d’Alan Draper « Stratégies des multinationales et ripostes ouvrières » Marianne Debouzy – in « l’exemple américain » – revue Agone

« Etats-Unis. Un vrai corset législatif » Osa Bear in La question sociale - 2004

4 Cité par Howard Zinn. Pour connaître l’histoire de l’émergence du mouvement, lire notamment le chapitre X « L’autre guerre civile » et le chapitre XIII « Le défi socialiste » de l’ouvrage cité ci-dessus

5 Lire l’excellent roman noir de Valério Evangelisti « Nous ne sommes rien, soyons tout » édition Rivages Thriller

6 American Federation of Labor (AFL) et Congress of Industrials Organizations (CIO)

7 Howard Zinn – page 473

8 Il conviendrait de relire « La révolution aux Etats-Unis » de James Boggs et Robert Williams – ed. François Maspero (1966) ainsi que les romans d’Upton Sinclair et de Jack London

9 Andrew Kopkina, journaliste militant cité par Marianne Debouzy

10 Paraphrase de la conclusion du livre de Emmanuel Todd « Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système américain» ed. Gallimard 2003

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