lundi 1 mars 2010

Régressions néolibérales à l’université et résistances avortées

Avant propos

Ce texte résulte d’une intervention faite dans le cadre d’une journée de formation initiée par Sud Education à Chambéry, début octobre 2009. Il doit beaucoup aux analyses et contributions réalisées sur le même sujet, émanant d’Alain Bihr1 et Daniel Bensaïd2. Face à une demande consistant à s’interroger sur que faire par rapport à l’inertie des directions syndicales, la réponse a consisté à déplacer la question vers l’évolution du « monde » de l’université, ses contradictions et pesanteurs corporatistes qui freinent la mobilisation sociale globale face aux mesures régressives qu’elle affronte. Cette approche semble bien plus pertinente, non seulement parce que les syndicats sont peu représentatifs au sein des facultés mais essentiellement parce qu’ils participent, peu ou prou, à la division corporatiste qui freine l’essor généralisé des luttes qui s’y mènent. Pour qu’elles puissent être réellement victorieuses, et c’est l’hypothèse émise dans la conclusion, elles ne peuvent plus trouver leur signification soit dans l’addition de revendications catégorielles, soit en considérant que ce pourquoi elles surgissent devrait rester enfermé dans l’espace restreint de l’université.

La Fac n’est plus ce qu’elle était, les étudiants non plus

Sans que l’on puisse, dans le cadre de cet article, rendre compte des raisons qui ont conduit à la massification de l’université, un constat s’impose : cette « vénérable » institution, au cours des 50 dernières années, a changé de nature. En 1960, on dénombrait 214 000 étudiants, en 1970 : 661 000, en 2 000 : 1 400 000. De la formation d’une élite telle que la décrivait Bourdieu dans les héritiers, on est passé, apparemment, au stade d’une réelle démocratisation du système d’enseignement supérieur. En fait, la sélection s’opère non seulement par l’échec, mais surtout, l’afflux massif d’étudiants renvoie au contexte de crise, l’accès au diplôme permettant d’espérer obtenir un moyen de protection contre le chômage et la précarité. Plus fondamentalement, les facultés ont désormais pour fonction la formation massive de travailleurs qualifiés prolétarisés et ce, sur fond d’appauvrissement des universités et des étudiants. C’est ce qu’a révélé, en quelque sorte, le Contrat Première Embauche et son rejet massif, obligeant Villepin à remiser cette « réforme ». Mais ce coup d’arrêt à la précarisation de la société résultant des contre-réformes libérales n’a pas suffi à les enrayer, encore moins à embrayer sur un projet qui lui serait opposé.

Et ce, d’autant plus que la mentalité des étudiants a changé. Dans les années 60-70, ceux-ci se considéraient comme des intellectuels en devenir, accumulant un capital symbolique et pour nombre d’entre eux, contestant l’avenir qu’on leur traçait. La massification de l’université, la course aux diplômes pour assurer sa vie dans un monde de plus en plus incertain, ont changé la donne. L’étudiant, du moins celui qui ne peut prétendre accéder aux grandes écoles, connaît non plus la vie d’une élite en devenir mais un statut de précaire en formation, voire d’intermittent de l’université. On y trouve de plus en plus d’inscrits aux Resto du Cœur. Quant à la prostitution étudiante, elle s’est fortement développée, résultant de la paupérisation de ce milieu autrefois préservé. La très forte détérioration des conditions de travail en fac, y compris parmi les enseignants (vacataires, CDD) a renforcé la sélection par l’échec, conséquence de la politique du 80 % au Bac. Ainsi, à Lille, dans certains amphis, les étudiants s’entassent à plus de 600 ; à Lille 2 parmi les enseignants et les administratifs on dénombre environ 60 % de précaires.

Pour le moins, ladite « réussite » du « 80 % au Bac », outre la dévalorisation du diplôme, a entraîné une orientation forcée, une spécialisation hâtive que la formation acquise ne permet guère d’assurer. Dans ces conditions, la volonté d’adaptation malgré les embûches, se nourrit de rancoeurs contre ce système broyant les énergies dévoyées et la mobilisation s’exerce de manière réactive, face au rouleau compresseur des contre-réformes libérales qui se succèdent. En effet, là comme ailleurs, la contre-révolution néoconservatrice reste à l’offensive.

Des discours et des proclamations sans ambiguïtés

En juin 1999, 29 Etats signent le protocole de Bologne (40 actuellement). Il s’agit, ni plus ni moins, d’organiser un vaste marché de l’enseignement supérieur en Europe par l’homogénéisation des formations dispensées par le fameux LMD3 (3.5.8) qui, par équivalence, par points, quantifierait les formations acquises. Cette valeur marchande abstraite des diplômes tendrait à rendre « opérationnels » ceux qui les possèdent. Elle est évidemment contredite par le classement académique des universités, normalisation libérale qui s’inscrit dans le cadre de la compétitivité-concurrence chère à l’OMC et à l’Accord Général du Commerce des Services. Dès 2002, au Forum USA/OCDE, l’objectif était tracé : organiser le « marché des services d’enseignement » car, comme il est dit en conclusion de ce conclave de décideurs de « bonne gouvernance » : « le commerce des services éducatifs n’est pas une excroissance accidentelle visant à enrichir l’éducation par l’échange international, mais il est devenu une part significative du commerce mondial des services ». Et, de manière encore plus claire, l’UNICE, organisation patronale européenne, à son congrès en 2004, affirmait la « nécessité de développer l’esprit d’entreprise à tous les niveaux du système d’éducation et de formation » et ce, afin de favoriser, dans le cadre de la mondialisation, l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Cette marchandisation de la formation au profit du système n’avoue pas, dans ses déclarations, encore moins par la novlangue qu’elle utilise, ses véritables objectifs. En France, le modèle anglo-saxon a connu depuis 1995 des ratés importants. Mais, depuis la demi-victoire contre le CPE, on assiste depuis 2005 à une accélération des « réformes libérales » et à une suite d’échecs des mobilisations : loi LRU4, LMD en 2007, et en 2009 les réformes Darcos-Pécresse. Avant d’entrer dans le détail de la signification concrète des mesures prises, il y a lieu de cerner les objectifs poursuivis par le pouvoir au service du patronat.

Le retrait du financement étatique, la place dévolue aux Régions qui n’ont pas les moyens suffisants de le combler, conduisent tout naturellement à la mise en œuvre d’un « partenariat public-privé » et au financement de ce qui est « rentable » pour les entreprises, fondations qui investissent dans ce secteur.

La transformation managériale des modes de gestion de l’université introduit le despotisme des résultats attendus, appelle à leur évaluation quantitative.

L’objectif précédent ne peut être mené à bien que si deux conditions sont remplies : d’une part, les enseignants doivent être fragilisés, leur surveillance accrue et d’autre part, les étudiants se doivent de se considérer, eux-mêmes, comme des consommateurs-clients qui, comme en Angleterre ou aux USA, doivent pour payer des frais d’inscription élevés, investir pour leur avenir en recourant à l’emprunt.

Enfin, la concurrence entre les universités doit séparer les gagnants des perdants, par élimination : ce dont Bruno Latour s’est réjoui sans équivoque5 « Les mauvaises universités disparaîtront enfin, libérant des ressources pour les autres, ce n’est pas à la Gauche de défendre les privilèges de la noblesse d’Etat » (sic). Bref, il nous fait le coup des « nantis », qui ont tant servi, contre les fonctionnaires et leurs retraites, pour faire passer l’amère pilule de l’instauration d’une sorte de darwinisme universitaire : la loi LRU, dite d’autonomie, concurrentielle, n‘a pas d’autre objectif sur fond de quantification marchande et monétaire du travail intellectuel et, pour l’atteindre, comme nous le verrons ci-après, le pouvoir sait qu’il peut compter sur les divisions corporatistes au sein d’un monde hiérarchisé et divisé. En d’autres termes, il sait pouvoir jouer le CNRS contre l’Université, des maîtres de conférences contre les professeurs, des titulaires contre les précaires ; reste la masse des étudiants toujours plus ou moins incontrôlable. Et, au vu des mesures déjà prises ou en voie de l’être, même « si ça secoue, ça marche ».

Les mesures concrètes mises en œuvre et celles à venir

Leur énumération souligne l’accélération des « réformes » scolaires de Sarko et les raisons de son élection : la prudence chiraquienne n’était plus de mise, le « modèle » anglo-saxon devait s’appliquer sans barguigner. Certaines n’ont pas encore vu le jour mais … :
Suppression de la carte scolaire, vers l’instauration de la semaine de 4 jours
Suppression des classes maternelles remplacées par des jardins d’enfants à la charge des collectivités locales, renforcement des écoles privées
Suppression des réseaux d’aide aux enfants en difficultés (RASED) – 3 000 postes
Vers le regroupement des écoles dans de grosses unités (lycées et collèges transformés en établissements publics d’enseignement, renforcement des pouvoirs des proviseurs et directeurs-managers
Suppression des IUFM6 (- 13 000 postes)
Spécialisation et instauration des pôles d’excellence

Mais, il y a eu la goutte qui a fait déborder le vase, celle qui a consisté à casser le statut des enseignants-chercheurs et à démanteler le CNRS. En voulant individualiser les conditions de travail et de salaire, en instaurant une période d’essai lors des recrutements, malgré tout le savoir que ceux-ci avaient accumulé, en voulant leur imposer des tâches qui n’avaient rien à voir ni avec l’enseignement, ni avec la recherche, en se répandant dans les médias, le pouvoir a provoqué la rébellion de cette élite. Vouloir les manager comme de « vulgaires » salariés du privé, c’était inacceptable pour cette communauté soudée, proclamait-elle, par un idéal de désintéressement. Qui plus est, ces mesures de rétrogradation et de soumission n’étaient pas compatibles avec ce corps d’Etat disposant d’une relative liberté académique contraire au respect de critères de rentabilité opérationnelle de la recherche en vue de satisfaire des intérêts privés à buts lucratifs immédiats. D’autant que ces enseignants chercheurs bénéficiaient jusqu’ici d’une évolution de carrière et d’une évaluation tous les 4 ans par leurs pairs qui savaient reconnaître le bien fondé de leurs recherches. A ce « privilège » académique le pouvoir entendait lui substituer la férule de l’AERES. Cette Agence d’Evaluation de la Recherche instaure en effet des normes bibliométriques quantitatives de type taylorien. Elle additionne, classe selon le nombre de publications réalisées dans des revues référencées, distingue les « publiants » des « non publiants » et prétend accroître, pour ces derniers, le nombre d’heures d’enseignement. Elle entend ainsi susciter un climat caporaliste au sein d’un milieu qui y répugne, y compris parmi les enseignants de facultés.

Conférer des pouvoirs accrus aux Présidents d’Université, si cela convient à ceux qui se voient investis de la fonction de véritables chefs d’entreprises, passe très mal vis-à-vis de ceux qui prétendent disposer d’un véritable pouvoir de cogestion, d’autant que les futurs Conseils d’Administration, sous prétexte d’introduction de la société civile, changent de nature. C’est le monde patronal avec ses exigences qui y est introduit avec toute sa « logique entrepreunariale ». Les Présidents, hommes liges des intérêts de l’économie capitaliste possèderont seuls le pouvoir de recrutement, pourront recourir aux contrats de droit privé, fixer les rémunérations et distribuer des primes. Ils contrôleront également, en amont, la composition des comités de sélection et disposeront d’un droit de veto sur les recrutements. Qui plus est, ces managers, pour financer les enseignements et les programmes de recherche, pourront faire appel à des fonds privés qui ne se précipiteront que sur ce qui leur apparaîtra rentable à court terme. Mieux, comme dans les entreprises, ces nouveaux PDG, s’ils « réussissent » pourront demander à l’Etat qui s’en délestera, le transfert de biens immobiliers et disposeront à cette fin d’un pouvoir de location et de vente.

La mise en concurrence des universités, les possibilités de faillite, de fusion sont donc inscrites en filigrane des «réformes » Darcos-Pécresse. Quant aux étudiants-clients des universités concurrentes, selon leurs capacités financières, ils pourront toujours exercer leur liberté de choix …

Facteur aggravant, ces dispositions s’inscrivent désormais dans un contexte de crise, d’endettement de l’Etat (pour sauver les banques et les spéculateurs). Est donc programmé l’appauvrissement de l’ensemble de l’université. De lieu où prétendait s’exercer une idéologie désintéressée, encyclopédique, réservée à une élite, elle devient la proie du capital qui ne financera que ce qui lui rapportera, en termes d’innovations opérationnelles. Les Régions qui mettront en œuvre des systèmes d’allocation de moyens pour leur propre prestige et celui de la société dite civile découvriront qu’elles ne peuvent, pour la plupart d’entre elles, être reconnues comme pôle d’excellence. Les facs de province pluridisciplinaires dont l’environnement technologique est faible, voire inexistant, seront les premières touchées, faute de trouver des financements privés.

Ces mesures draconiennes ont suscité une mobilisation sans précédent dans les facultés sans pour autant déboucher sur leur retrait. Comment rendre compte de cet échec ?
Le mouvement 2008-2009. Les raisons d’un échec

La mobilisation fut massive, de longue durée tant la colère était grande, avivée qu’elle fut par le mépris affiché par Sarko vis-à-vis des chercheurs. Aux manifestations succédèrent des opérations de blocage menées par les étudiants qui s’en prirent à la pénétration des intérêts privés au sein des universités, dont les 2/3 furent fortement perturbées.

Mais, ce fut essentiellement un mouvement de résistance contre les différentes lois et mesures que le Gouvernement imposait. Sur la défensive, dans l’incapacité de penser à l’offensive politique, il ne s’en prit pas résolument aux ministres concernés pour obtenir leur démission, voire le retrait des lois LRU, LMD et des mêmes Darcos et Pécresse. Englué dans la défense corporatiste des acquis, il a tenté d’imposer l’idée d’aménagements à introduire dans ces dispositifs libéraux. S’il fut d’une telle ampleur, ce fut grâce aux étudiants qui, à la pointe du combat, introduisirent des formes de luttes combatives (Assemblées générales, blocages). Alors, pourquoi une « grève » aussi forte et aussi longue fut-elle dans l’incapacité d’imposer un minimum de ses revendications ?

L’une des raisons tient, bien évidemment, à la détermination du Gouvernement décidé à passer en force et qui, par rapport au mouvement, fit le gros dos et parvint à s’assurer les faveurs d’une grande partie de « l’opinion publique » en le présentant comme irrationnel et/ou s’accrochant à des « privilèges » désormais inacceptables.

Plus fondamentalement, l’échec réside dans l’incapacité du mouvement à surmonter ses divisions corporatistes et idéologiques. Entre les enseignants, les administratifs, les étudiants, les IUT, les IUFM, les titulaires et les précaires, leurs intérêts immédiats sont parfois aux antipodes les uns des autres. Une grande partie défend les acquis des Trente Glorieuses, les autres galèrent et ne se sentent pas concernés par des revendications qui ne sont pas les leurs. Ainsi, en est-il de l’appel « Sauvons la recherche ».

En outre, pour le système, cette « grève » des étudiants est restée sans impact économique d’autant que les revendications avancées ne permettaient pas son extension. Par ailleurs, c’est une opération indolore pour les universitaires et ce, dans la mesure où l’administration ne dispose pas de moyens de contrôle des enseignants : qu’ils fassent ou non la grève, ils sont payés ( !). Ils furent d’ailleurs souvent à la traîne du mouvement ! Les seuls pénalisés sont les étudiants qui prirent le risque de perdre une année. Et là encore les choses ne sont pas si simples dans la mesure où ils partagent, faute d’une réflexion approfondie dans le cadre de la mobilisation, peu ou prou, les idées dominantes : nombre d’entre eux galèrent et n’ont qu’un espoir, s’en sortir, faire partie des futurs gagnants. Quant aux enseignants, ils tiennent à préserver leur situation acquise, même si celle-ci, pour nombre d’entre eux présente un caractère précaire, pour le moment. Leur refus corporatiste de faire la grève administrative, sauf exception, a marqué les limites de ce mouvement : cette forme de lutte aurait signifié le blocage de l’activité du Ministère qui ne peut fonctionner que grâce aux tâches administratives effectuées par les enseignants. Ce constat renvoie à la réalité du « monde universitaire », champ clos d’une intense lutte des places, perméable à l’idéologie libérale, où s’exerce une concurrence acharnée en termes d’accès au prestige et de progression de carrières mandarinales. La grève administrative aurait mis en cause des rentes de situation, fussent-elles symboliques, ainsi que toute une pratique de cogestion dont le SGEN s’est fait le héraut. Enfin le manque d’unité du mouvement a permis aux différents syndicats corporatistes, si peu représentatifs, de se substituer aisément aux coordinations étudiantes qui s’étaient tardivement mises en place.

Certes, on peut espérer que cette lutte prolongée a été formatrice pour toute une nouvelle génération militante, notamment parmi les étudiants. Ils pressentent certainement que ce qui peut rassembler, c’est précisément la précarisation de leur situation actuelle et à venir qui touche tous les secteurs de la société. Mais, depuis l’abrogation du CPE, force est de constater que l’accumulation de batailles perdues peut générer de la résignation. La maturation politique d’une minorité peut-elle contribuer à surmonter, dans l’hypothèse d’une nouvelle mobilisation, les obstacles et divisions énumérés ci-dessus ?

Quelques éléments de réflexion

Au sein du « monde » universitaire, et même plus généralement parmi le « monde » enseignant, quoique avec des nuances spécifiques, il y a lieu, à mon sens, pour faire reculer véritablement l’offensive politique menée par les gouvernements acquis à la libéralisation-privatisation de l’éducation et de la recherche, de combattre d’abord deux obstacles idéologiques qui nourrissent les divisions internes et les corporatismes élitistes qui y règnent.

Ensuite, ou plutôt dans le même mouvement, l’analyse de la période conduit à considérer, compte tenu du rapport de forces à construire, que des revendications unifiantes doivent être le moteur de la lutte, et qu’en tout état de cause, il ne saurait y avoir de véritable réforme de l’université et de l’école sans profond changement dans l’ensemble de la société ; cela signifie que les formes démocratiques de prises de décisions doivent être également des lieux de compréhension et de jonction avec d’autres mouvements sociaux et, par conséquent, de débordement-transformation des appareils syndicaux qui prétendraient circonscrire les objectifs des luttes, civiliser le capitalisme sauvage, réhumaniser la concurrence entre individus. Enfin, cette lutte ne peut se déployer victorieusement que si elle prend en compte la dimension européenne, voire mondiale, qui doit être la sienne.

Deux obstacles idéologiques sont en effet à surmonter pour éviter qu’un futur mouvement ne revête un aspect purement défensif. D’abord l’utopie académique, ce mythe républicain bourgeois datant de la fin du 19ème siècle. Elle prétend qu’il existerait une communauté universitaire à préserver qui serait le lieu par excellence d’éclosion d’un idéal de désintéressement en faveur de la science, de la vérité ou de la culture. Cette tour d’ivoire du savoir planant au dessus des intérêts de classes, lieu clos de la recherche, serait à défendre contre l’intrusion païenne des intérêts marchands à court terme. Cette prétendue légitimité du savoir pour le savoir ignore sa véritable fonction sociale. Il renvoie bien évidemment à l’université des humanités réservée à une élite, à l’époque de la bourgeoisie montante et non pas à l’émancipation sociale ni aux luttes de classes antagoniques. Il n’y a donc pas à s’étonner qu’un tel mythe ne puisse être partagé par les salariés, voire les étudiants, pour qui le diplôme, c’est d’abord un emploi.

Le deuxième mythe est la conséquence du premier dans l’ordre inversé de la réalité. La prétendue communauté universitaire n’est en fait que le champ clos de clivages politiques, sociaux et corporatistes qui se manifestent sous la forme de luttes concurrentes pour l’obtention de places au sein du système tel qu’il est. Mettre à nu les différences de rémunérations, de statuts, de prestiges symboliques, c’est révéler toutes les ambiguïtés des positionnements pour mieux les subvertir, sans même évoquer la nature de l’idéologie qui règne au sein des sciences humaines. Le savoir n’a de sens que s’il est largement diffusé pour renforcer l’esprit critique et étendre les libertés démocratiques. Il s’agit donc de passer de la critique de l’université à la critique de la société pour formuler la fonction d’émancipation qu’elle devrait jouer au sein d’une société transformée. Cette perspective politique pour être validée, doit rencontrer les aspirations des salariés, et là, la partie se joue à un autre niveau, celui des revendications unifiantes, des formes de luttes, de leurs jonctions et des objectifs politiques susceptibles d’être atteints.

On ne peut prétendre ici en dresser la liste, d’autant que la créativité d’un mouvement à venir pourrait bien dépasser toutes les prévisions. Tout ce que l’on est susceptible de prévoir a priori ne peut résulter que d’éléments d’analyse de la situation présente, renvoyant à la précarisation en voie de généralisation de l’université et de la société. Ce constat donne à penser que les revendications unifiantes sont à chercher de ce côté-là. On peut citer la conquête d’un statut public pour tous les enseignants, y compris les enseignés et par généralisation, l’extension de la sécurité de l’emploi et des rémunérations acquises pour tous les salariés, la suppression par conséquent du précariat et du chômage sous toutes ses formes, la possibilité pour tous, de bénéficier de formations qualifiantes. Il y a lieu également d’exiger la suppression des brevets, des clauses de confidentialité liant les chercheurs par des contrats de financement. La diffusion non marchande du savoir l’exige.

En arriver à ce niveau de conscience suppose non seulement que l’on se soit heurté victorieusement aux corporatismes, mais surtout, que des formes de démocratie innovantes se soient déployées suffisamment pour les marginaliser, ce qui implique la mise en œuvre, au cours du mouvement, de formes d’organisation autonomes. Il faut, en effet, des lieux d’expression pour déconstruire le discours dominant et apprendre des autres secteurs en lutte. L’université peut en effet se transformer en forum de construction des convergences des différentes couches sociales touchées par la précarisation. Le rassemblement de secteurs en lutte dispersés et, donc, impuissants passe par des formes concrètes d’échange. D’une certaine manière, comme en 68, il faudrait inviter des précaires, des licenciés, des chômeurs à s’exprimer dans cette agora, dans ces « palais » universitaires, pour édifier dans l’action des solidarités concrètes et promouvoir des perspectives politiques à court et long termes. De ces échanges, de cette solidarité dans l’action peut naître une critique radicale du système qui conforte le mouvement, renforce son caractère massif mettant en cause le pouvoir politique, y compris pour le moins dans sa dimension européenne. Si une autre école est possible, cela concerne certes l’ensemble de la société ; si celle-ci doit être transformée, cela passe par l’abrogation du processus de Bologne et la stratégie de Lisbonne et, par conséquent, pour atteindre ces objectifs par la construction de luttes convergentes pour le moins au plan européen. Le mouvement altermondialiste et les organisations anticapitalistes qui sont véritablement internationalistes peuvent en ce sens jouer un rôle éminent pour consolider, étendre les coordinations déjà existantes.

Si la résignation, le chacun pour soi ne l’emportent pas, les futures luttes se dérouleront dans un climat de crise et de crispation du pouvoir, toujours tenté de recourir à la répression. La dimension sécuritaire et la stigmatisation des populations « dangereuses » incitent à penser que l’unité du mouvement, son caractère massif et démocratique sont seuls susceptibles de le faire tergiverser et envisager des reculs. Compte tenu de la faiblesse actuelle de la « Gauche de Gauche », il faut s’attendre à des manœuvres de récupération-dissolution du mouvement émanant des centristes dits de Gauche, qu’ils soient roses ou verts. Du reste, si l’on ne peut envisager à court terme une transformation sociale radicale, le mouvement, s’il reste autonome, s’il se pose en seul interlocuteur possible, pourrait obtenir des résultats concrets immédiats, amorçant ainsi un net recul du processus de marchandisation de l’école, de privatisation des services publics et de précarisation de l’ensemble des salariés, y compris les enseignants et étudiants. Des victoires en ce sens seraient porteuses d’espoir.

Gérard Deneux
5.11.2009

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire