Contribution au débat par Gérard Deneux
Quelle mobilisation pour quels objectifs ?
Je m’inscris dans la démarche de mobilisation « Pour des Etats Généraux des Services Publics », toutefois, à la lecture de l’appel et pour avoir participé à une « rencontre à Lure le 24 février dernier, ce processus me semble entaché d’ambiguïtés qu’il faudrait lever. C’est le sens de cette contribution.
(Le site où est disponible le texte : http://www.etats-generaux-du-service-public.fr/)
Le texte fait le constat au vu des mobilisations antérieures, de l’existence d’un potentiel de résistance par rapport à la politique de démantèlement des services publics que nous subissons depuis près de 30 ans. Il appelle également à une « élaboration conceptuelle » pour dégager des perspectives dont l’objet serait de faire apparaître un « choix de société ». Il y a donc lieu au cours de cette « campagne nationale » de différencier ce qui est de l’ordre de la « mobilisation efficace », des objectifs à atteindre. Commençons par quelques remarques sur la conjoncture.
I – De quelle mobilisation avons-nous besoin ?
1 – De la résistance à reculons à l’offensive ?
La lucidité ou le pessimisme dans la réflexion est notre meilleure arme pour définir les formes et les contenus des mobilisations à venir. Il n’y a pas lieu par le recours à des formules incantatoires d’ajouter des désenchantements à venir au désabusement actuel pour au moins deux raisons que les citoyens ont plus ou moins intégrées.
Depuis 1983, les différents Gouvernements ont entrepris un processus de démantèlement des services publics : compression d’effectifs, séparations structurelles, privatisations, filialisation et délégation au privé, concentration-restructuration1. Certes, en France notamment, les résistances ont été vives mais elles se sont traduites par des défaites, des reculs, des coups d’arrêt et de nouvelles défaites. Il y a donc lieu de passer de la résistance à reculons à la contre-offensive. Les conditions sont-elles réunies ?
Il est faux, à mon sens, d’affirmer que « les politiques libérales viennent d’exploser dans la crise » en laissant penser qu’une autre orientation va être mise en œuvre. Les dominants vont continuer de plus belle comme avant la crise. Après le renflouement des banquiers et des spéculateurs, c’est reparti, aucune régulation de type keynésien n’a été mise en œuvre. La domination du capital financier n’en a été nullement affecté bien au contraire, faute d’ailleurs de véritable mobilisation populaire. L’avenir prévisible que nous trace Klaus Schwab, Président de l’exécutif du Forum Economique mondial (DAVOS) est très éloquent. Il mérite d’être cité. Dans un article du Monde du 6 janvier 2010, il écrit notamment : « Les milliers de milliards engagés pour colmater les brèches pèseront de tout leur poids sur la croissance économique, d’où les hausses d’impôts, les restrictions touchant le système social et le système de santé et une compression des dépenses d’infrastructure pour l’éducation et les transports notamment. En dernière analyse, c’est le contribuable qui sera appelé en renfort pour surmonter la crise au prix de la dégradation de son revenu. Le danger existe donc que la crise financière et la crise économique qu’elle entraîne débouche sur une crise sociale. Les temps à venir seront difficiles ».
Autrement dit, le processus de dégradation va s’amplifier pour résorber la dette des Etats en faisant payer la crise aux salariés et en outre, ce gérant du forum, qui réunit régulièrement « les maîtres du monde », les prévient : vous devez affronter les masses populaires pour leur faire admettre qu’il n’y a pas d’autre solution que l’approfondissement de leur paupérisation. D’ailleurs cette politique est déjà à l’œuvre en Grèce, en Espagne, en Irlande …
Dans « l’opinion », l’idée que les politiques dites libérales sont néfastes est certes de plus en plus partagée et la contre offensive à mener dans des conditions difficiles doit effectivement se fonder sur cette certitude. Mais il n’y a pas forcément lieu de s’en réjouir, d’une part parce que les dominants sont à l’offensive et que, d’autre part les conditions d’une contre offensive sont encore loin d’être réunies.
2 – Les obstacles à surmonter pour passer à la contre offensive
Nous assistons à trois phénomènes qui, en se conjuguant dans la situation présente, peuvent tétaniser toute tentative de mobilisation efficace.
Le recul des droits économiques et sociaux vécu comme une fatalité : paupérisation, précarisation, baisse des pensions, logements inaccessibles … La « nécessité » de réduire les déficits qui va nous être assénée comme une solution incontournable afin que les actionnaires, les banques qui ont souscrit des emprunts d’Etat puissent être remboursés (après avoir failli) ainsi que la multiplication des réactions corporatistes ou de luttes isolées finalement circonscrites, annoncent déjà les reculs auxquels il faudrait consentir. La « bataille » des retraites, si elle n’est pas liée à celle de l’emploi et au choix de société, s’annonce déjà comme la défaite à venir du « public » contre le « privé » sur le mode de calcul des pensions. Le pouvoir brandira la règle de l’équité pour obtenir leur baisse.
Les mobilisations plus radicales se heurteront aux dispositifs mis en place depuis plusieurs années : surveillance, fichiers, criminalisation des mouvements sociaux, répression accrue
Enfin, les politiques libérales ont produit des phénomènes de division, de fragmentation de la société. Le pouvoir les instrumentalise et les forces sociales, syndicales, politiques dominantes à gauche, soit les ignorent, soit en jouent également pour conserver des « fonds de commerce » corporatistes. Pour illustrer ce propos, il suffit de penser aux campagnes médiatisées qui opposent les usagers aux grévistes, les chômeurs « assistés »s aux actifs, les étrangers aux nationaux, les quartiers populaires aux classes moyennisées, les français issus de la colonisation aux français de souche …
Or, bien évidemment, une mobilisation populaire pour le « rétablissement » renforcement des services publics notamment, nécessite d’unir ce qui est désuni et, par conséquent, de tenir le plus grand compte des contradictions qui traversent ceux que l’on prétend rassembler. A moins que l’on considère, dans une répartition des rôles équivoques, que la mobilisation sociale est une sorte de groupe de pression sur les partis politiciens afin qu’ils « rentabilisent » au moment des élections, les orientations et idées proclamées dans la société dite civile ( !). Il ne semble pas que l’on puisse faire ce « reproche » au texte de l’appel qui proclame la nécessité de « bâtir ensemble une perspective crédible », un véritable « choix de société » différente, « le 21ème siècle devant être l’âge d’or du service public ».
II – Quelles perspectives ?
Cela a déjà été souligné, les perspectives ne sont pas réductibles aux mobilisations immédiates ou prévues au cours de l’année 2010. Au cours du débat à Lure, cette confusion était à mon sens à l’œuvre, plus ou moins inconsciemment, elle est d’autant plus tentante qu’elle évacue sans le dire le nécessaire débat politique et l’expression de divergences dont l’exposé doit faire débat. Cette ambiguïté occulte non seulement la réalité à laquelle nous sommes confrontés mais conforte également une conception sous-jacente de « l’Etat des services publics ».
1 – Réinvestir l’Etat ?
Si un accord général sur le constat du processus de démantèlement des services publics rassemble les associations, syndicats, partis qui entendent participer à la mobilisation en faveur de services publics étendus, voire rénovés, son origine politique fait pour le moins débat. Ainsi en est-il de la notion de retrait de l’Etat qui ne demanderait qu’à être réinvesti alors même que c’est son action volontaire qui, depuis, 1983, déstructure, privatise les services publics. Les différents gouvernements qui se sont succédé, au nom de la compétitivité internationale, de la modernisation, ont servi les intérêts d’une oligarchie financière devenue dominante. Comme Kessler2 l’a cyniquement affirmé, il s’agit de déconstruire tout le programme keynésien du Conseil National de la Résistance, mondialisation capitaliste oblige. Les contre-réformes promues traduisent bien au contraire un fort engagement des gouvernements et de la puissance étatique. Que l’on songe à titre d’exemple, au rôle joué par les préfets sanitaires. Outre que le « réinvestissement de l’Etat » n’en changerait pas la nature, cette perspective fait l’impasse sur la nature des forces dominantes qui occupe des places stratégiques et l’idéologie qui les anime.
Par ailleurs, est passé sous silence le caractère bureaucratique, hiérarchique de cet Etat où les principes même du fonctionnement proclamés sont bafoués : monarchie élective, exécutif tout puissant, non séparation des pouvoirs, pouvoir des baronnies politiciennes, « démocratie » d’opinion à coup de sondages et de marketing politique etc. C’est un leurre de croire que l’Etat tel qu’il est, tel que son fonctionnement présidentialiste a été aggravé par Jospin peut être réinvesti. L’appel ne prétend pas cela, il laisse penser que les services publics peuvent être étendus sans s‘en prendre à l’Etat et au pouvoir en place.
2 – L’extension de la notion de Biens communs et « l’Etat des services publics »
La notion de Biens communs de l’Humanité est pertinente pour tous ceux qui luttent en faveur d’une transformation sociale profonde et entendent soustraire de larges secteurs de l’économie aux griffes prédatrices du capital. L’eau, l’énergie, l’éducation, les transports, la santé, le logement, l’accueil des enfants … sont autant de secteurs producteurs de services dont les actionnaires doivent être exclus. Mais il faut aller au bout du raisonnement et dire comment il convient de procéder et pourquoi. Avancer, par exemple, la notion de gratuité c’est vouloir promouvoir non seulement l’idée d’égalité mais surtout opter pour un choix de société où le salaire indirect connaîtrait une extension considérable au détriment du « pouvoir d’achat » et de l’inégalité des rémunérations. Cet objectif reste insuffisant si l’on ne s’attaque pas au pouvoir des multinationales, aux banquiers et aux spéculateurs, si l’on ne dit pas ce qu’il en serait de la production de biens marchands alors même que le tissu industriel et agricole se délite sous l’effet de la concurrence et des délocalisations. Et pour être un brin provocateur, peut-on se passer des actionnaires, des spéculateurs, des traders ? Faut-il les inclure ou les exclure de cette notion consensuelle d’intérêt général jamais rapporté aux divergences d’intérêts de classes ?
L’autre question qui demeure, celle décisive dans la notion de contre offensive, est celle des modalités de mise en œuvre des biens communs à instaurer. Expropriation sans indemnités, socialisation, autogestion, planification démocratique, étatisation ? Sans entrer dans ce débat essentiel, qu’il suffise de rappeler la « catastrophe » des nationalisations qui ont permis par les indemnités versées, à socialiser les pertes du capital et à privatiser les gains : la « reconversion » de la sidérurgie a été exemplaire à cet égard. Par ailleurs, l’augmentation de la fiscalité pour faire fonctionner des services publics élargis ne saurait suffire par elle-même à assujettir les forces dominantes du capital financiarisé.
Enfin, une ambiguïté est à lever : ce que nous voulons ne saurait se réduire à l’Etat des services publics. Le choix de société ne peut consister dans l’instauration d’une société de fonctionnaires disposant d’un statut d’indépendance et d’élus qui les dirigeraient. Ce serait là, à mon sens, revenir à la conception surannée, promue par le juriste Léon Duguit, prétendant que la société de coopération des services publics, organisée et contrôlée par l’Etat pour remplir une fonction de gestion, libérerait les individus alors même qu’il ne ferait qu’en multiplier la puissance tout en lui conférant une légitimité nouvelle.
III – Pour ne pas conclure
Ces quelques remarques n’ont pour but que de participer au débat en cours. Certes, un appel, texte de compromis entre différentes organisations, ne peut tout dire, tout solliciter. Son objectif est de lancer le débat pour une « élaboration conceptuelle » pertinente. Il n’empêche que dans la conjoncture actuelle, il convient d’être à la hauteur des vrais enjeux et ce n’est pas simple, dans la mesure où un certain nombre de « croyances » s’effritent et où le nouveau qui apparaît est marqué par un flou qui opacifie la perspective de transformation sociale et politique. Que l’on songe, à titre d’exemple, à la perspective de l’Europe sociale portée par nombre de « secteurs progressistes » alors même que l’Europe du libre échange se délite, les nationalismes resurgissent et la volonté des puissants prévaut pour démanteler les acquis sociaux et les services publics (Grèce, Espagne …).
Gérard Deneux
Amis de l’Emancipation sociale
Le 26.02.2010
1 Cf article dans le Monde Diplomatique de décembre 2009 « Comment vendre à la découpe le service public. De l’Etat-providence à l’Etat manager » par Laurent Bonelli et Willy Pelletier
2 Ex n° 2 du MEDEF et tête pensante du patronat « libéral »
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